Une réponse locale à un phénomène mondial

No 003 - janvier / février 2004

Le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants

Une réponse locale à un phénomène mondial

par Jill Hanley

Jill Hanley

C’est un mardi après-midi habituel au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) de Côte-des-Neiges. Dès son ouverture à 13h30, et jusqu’à 22h le soir, le Centre – tout juste un petit bureau – est plein de monde. Les stagiaires planifient les réunions des comités de travail, une membre du Conseil d’administration s’occupe de la paperasse et Tess Tesalona, cofondatrice et coordonnatrice, discute avec une journaliste étudiante des liens entre l’impérialisme, la mondialisation économique, la migration internationale et le travail du Centre…

Marco Luciano, aussi fondateur et maintenant organisateur, répond à un appel téléphonique : « Votre employeur congédie ceux qui ont de l’ancienneté et un salaire plus élevé ? Oui, on est là ce soir. Venez nous voir… » Un autre coup de fil : « Vous avez de la difficulté à communiquer avec votre syndicat et vous avez besoin d’eux ? Je pense qu’on peut vous aider… » Plus tard : «  Absolument pas ! Votre employeur ne peut pas vous payer moins que le salaire minimum sous prétexte que vous n’êtes pas résident permanent ».

Entre deux appels, Marco prépare les prochaines sessions d’Outils pour le changement. Avec des formateurs bénévoles, Marco offre aux travailleurs un cours de 8 semaines sur les capacités de communication, de recherche et de leadership afin qu’ils puissent rallier leurs collègues et améliorer leurs conditions de travail.

Et tout ça, c’est seulement avant le souper ! Les repas sont sacrés au CTI. Avec un membership qui aime exprimer son appui en offrant la bouffe (pancit, lumpia, samosas, etc.), on mange très bien. En plus, c’est un moment où tout le monde s’assoit, jase et s’informe des activités des uns et des autres.

Mais c’est surtout le soir que les membres viennent au Centre. Ce mardi soir, le comité Campagne Gildan discute des prochaines étapes maintenant que le Fonds de solidarité de la FTQ a retiré son argent de cette compagnie, qui congédie les travailleurs (principalement immigrants) qui se syndicalisent. Le comité Levée de fonds discute comment trouver l’argent pour continuer le travail du Centre, tout en respectant sa mission et en agrandissant son réseau d’appuis. C’est loin d’être facile.

Pourquoi toute cette action ?

En 2000, 18 % de la population montréalaise était née à l’extérieur du pays et sept sur 10 de ces personnes appartiennent à des minorités visibles. Ces travailleurs et travailleuses immigrants représentent une partie importante de la main-d’œuvre au Québec et constituent un des groupes les plus vulnérables aux abus des droits du travail. Plusieurs familles immigrantes se trouvent dans une situation économique difficile, en particulier si elles arrivent au Québec avec peu de ressources économiques. La plupart du temps, leur éducation, leur expérience de travail ou leur accréditation professionnelle ne sont pas reconnues au Québec. Ils occupent des emplois bien en dessous de leurs compétences – ce qu’on appelle le de-skilling. Les statistiques et de nombreuses études attestent de la persistance du racisme.

À Montréal, les immigrants sont surreprésentés dans les secteurs de la confection de vêtements et des industries chimiques et électroniques –où la sécurité et la santé au travail sont faibles– ainsi que dans le travail domestique. Tess, elle-même venue au Canada comme travailleuse domestique, nous demande : « Si je travaille seule dans la maison de mon employeur, qui peut assurer que mes droits sont respectés ? À qui puis-je me plaindre sans avoir peur de perdre mon emploi ? » En plus d’éprouver de la difficulté à trouver un bon emploi et à faire respecter leurs droits, les immigrants se trouvent dans l’urgence d’atteindre la stabilité économique afin de parrainer leur famille ou d’envoyer de l’argent dans leur pays d’origine. Certains employeurs profitent de cette situation pour offrir des salaires dérisoires, des emplois précaires et des conditions de travail dangereuses.

Les politiques d’immigration du Canada contribuent aussi à la vulnérabilité des nouveaux arrivants. Des visas temporaires sont accordés aux travailleurs dont on a un besoin permanent mais à qui on ne veut pas offrir la citoyenneté. Les travailleurs agricoles et les « danseuses exotiques » (catégorie qui cache souvent la prostitution) en sont des exemples. Les membres de famille parrainés et les réfugiés ont un statut précaire au Canada, dépendant qu’ils sont d’une autre personne (conjoint, employeur, etc.). Le Programme d’aide familiale est encore pire, exigeant des immigrantes (femmes à 90 % et majoritairement originaires du Tiers-monde) qu’elles vivent dans la maison de leur employeur durant deux ans (avec tous les risques d’abus découlant de l’isolation et de la dépendance) avant d’avoir la possibilité de demander un statut permanent. Enfin, les travailleurs sans papiers n’ont presque aucun espoir de faire respecter leurs droits humains et courent plutôt le risque d’être criminalisés ou déportés.

Pour les membres du CTI, ces problèmes de discrimination et d’exploitation au travail et en immigration sont à mettre en parallèle avec le processus de mondialisation capitaliste, qui dévaste les économies des pays du Sud. Certains, au sud, trouvent des emplois précaires et dangereux dans les zones d’exportation, mais ils sont de plus en plus nombreux et nombreuses à se tourner vers la migration internationale. Certains pays encouragent leurs citoyens à quitter afin de bénéficier des milliards de dollars renvoyés par les travailleurs migrants. Le gouvernement des Philippines, par exemple, surnomme ses travailleurs migrants « les héros modernes » ; les militants philippins répliquent qu’ils sont plutôt « les esclaves modernes »… Une fois à Montréal, les travailleurs immigrants sont concentrés dans les industries qui sont les plus susceptibles d’effectuer un chantage à la délocalisation vers le sud contre toute velléité de syndicalisation.

Entre syndical et communautaire

Historiquement, les immigrants au Québec ont joué un rôle important dans le mouvement syndical et les fondateurs du CTI croient toujours au potentiel des syndicats de défendre les droits des travailleurs, y inclus les immigrants. Mais aujourd’hui, la FTQ estime que seulement 10 % de ses membres sont immigrants et/ou d’une minorité visible, tandis que les immigrants seuls constituent presque 20 % des travailleurs. Tess et Marco étaient auparavant des organisateurs syndicaux, mais les limites de l’approche traditionnelle les ont convaincus de quitter et travailler dans la communauté.

« On était obligé de faire des blitz de membership afin de créer des nouveaux syndicats », raconte Marco. « Les immigrants signaient souvent les cartes syndicales sans comprendre le rôle des syndicats ou leurs droits. Sans l’éducation populaire, les nouveaux membres ne pouvaient pas se développer, se renforcer, et vraiment contrôler leur local syndical. En plus, les divisions ethniques étaient souvent exploitées par les employeurs. Le résultat ? Nos sections syndicales ne duraient pas ». Tess complète l’histoire, expliquant : « Nous, on croyait que ça prenait une place hors de la vue de son boss afin d’offrir l’éducation populaire aux travailleurs sur leurs droits et sur les avantages de se syndiquer. Ça prend du temps, discuter de ces choses, et on voulait créer un espace d’échange entre les différentes communautés ethniques, entre les générations et entre les militants de causes affiliées ».

Alors, après un processus de réflexion et de ralliement des alliés, le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants était créé en 2000, avec l’appui de groupes populaires, de syndicats et d’individus immigrants, afin d’offrir un espace où les immigrants puissent discuter des enjeux liés à leur travail et leurs communautés et pour appuyer les immigrants dans leurs efforts pour s’organiser sur les questions de travail et d’immigration.

Aujourd’hui, le Centre oriente ses activités dans trois domaines : éducation populaire sur les droits du travail et d’immigration, action collective pour la protection et la promotion des droits dans les milieux de travail (en concertation avec les syndicats autant que possible) et travail de solidarité avec les mouvements populaires. Trois ans après son ouverture, le CTI est fier de ses accomplissements. Le Centre a participé de façon grassroots à la mobilisation nationale qui a obtenu des réformes des Normes du travail en 2002. S’en est suivie une campagne d’ateliers et de porte-à-porte dans le quartier Côte-des-Neiges pour informer les travailleurs de leurs droits et des changements aux Normes. Le CTI et son comité Femmes offrent des ateliers spécifiques sur les droits des femmes au travail et organisent avec d’autres groupes de femmes immigrantes une Journée internationale des femmes axée sur les enjeux des immigrantes. Finalement, le CTI mise beaucoup sur le développement de leaderships communautaires et jeunes : des dizaines de travailleurs ont complété le programme Outils pour le changement et les jeunes du quartier, des cégeps et des universités constituent un groupe important des militants du Centre.

Tess avoue que le Centre fait toujours face à des défis importants : « On aimerait être un peu plus organisé dans notre planification. Présentement, on manque de ressources pour répondre à toutes les demandes qu’on reçoit. De plus, comme on est assez nouveau, des fois ça nous prend plus de temps pour faire les choses. Je pense que les organismes établis depuis plus longtemps peuvent parfois trouver que c’est un peu compliqué de collaborer avec nous ! » Sans financement de base, le CTI constate la difficulté de planifier à long terme et de bien allouer ses ressources minimes.

Il y a aussi le défi continuel d’agir dans un espace entre les syndicats et le communautaire. Marco explique : «  On est sans doute pro-syndicat mais on se trouve souvent dans une situation où il faut pousser les syndicats à bien servir les immigrants. Des fois, c’est à cause de difficultés de langue, des fois c’est des stéréotypes qui causent les problèmes. Des fois, c’est tout simplement que les organisateurs syndicaux sont surchargés. On aimerait améliorer nos relations avec les syndicats afin de développer des nouvelles approches de syndicalisation des travailleurs immigrants. Avec un pied dans la communauté et un pied au travail, on croit qu’il y aura plus de succès ».

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème