Chronique éducation
Endoctrinez-vous !
par Normand Baillargeon
Le concept d’endoctrinement est absolument central dans l’entreprise d’éduquer et pourtant, et c’est tout à fait remarquable, il n’est presque jamais évoqué dans nos discussions et débats sur l’éducation. Je suggère que cette absence devrait attirer l’attention sur quelque chose de grave et d’important et qu’elle est probablement l’indice d’un profond oubli de ce que signifie éduquer.
Une analogie permettra de comprendre ce qui se joue ici. On m’accordera sans doute que si on a saisi clairement ce que représente l’information et sa libre circulation pour une démocratie, alors on comprend aussitôt, d’emblée et par définition, le danger que présente pour cette même démocratie la propagande, qui est l’exact envers de la libre circulation de l’information. Je pense qu’il en va de même pour l’éducation et l’endoctrinement : qui sait et comprend ce qu’est l’éducation — en un mot : former l’esprit d’une personne en lui transmettant des savoirs ayant une valeur intrinsèque qui garantira son autonomie — comprend également et aussitôt le danger que présente l’endoctrinement : car il en est l’exact envers.
Chacun de nous a une petite idée de ce qu’est l’endoctrinement et sait au moins ce qu’il produit : un esprit fermé, incapable d’envisager qu’il ait tort ou de voir comme tel quoi que ce soit qui contredit ses convictions intimes. Mais prenons un exemple concret. Considérez ces « Instructions officielles en matière d’éducation » en vigueur dans la Russie de Staline. On y lit que l’école doit « outiller adéquatement les élèves afin de […] contribuer à l’éclosion de leurs qualités personnelles nécessaires à leur pleine actualisation » ; or, « en tête de liste » de ces qualités, le document note « la créativité, la confiance en soi, la ténacité et l’audace qui caractérisent les Membres du Parti ». S’agit-il d’endoctrinement ? Pour le savoir, il faudra cependant aller plus loin que notre simple intuition du concept et chercher à dire ce qu’on entend exactement par endoctrinement. Tâche importante et difficile mais incontournable : car on ne pourra se contenter d’un vague concept qui nous amènerait à appeler endoctrinement une formation selon des valeurs et des convictions qui ne nous plaisent pas et éducation une formation de l’esprit selon des valeurs et des convictions que nous aimons bien ! Le concept que nous cherchons devra donc être clair, univoque et préciser les conditions nécessaires et suffisantes pour dire qu’il y a (ou non) endoctrinement ; il devra encore nous permettre de distinguer l’endoctrinement de toute une série d’autres choses certes déplorables mais qui ne sont pas l’endoctrinement : enseigner sans que ce qui est transmis soit compris, enseigner mal, et ainsi de suite.
Les réflexions menées hier sur ce concept avaient abouti, chez divers auteurs qui se sont penchés sur le sujet, à suggérer trois conditions nécessaires et suffisantes pour qu’on puisse parler d’endoctrinement : le contenu, les moyens et l’intention. On dira donc qu’un enseignement endoctrine s’il transmet des doctrines, c’est-à-dire de propositions dont on ne peut pas publiquement et rationnellement montrer la vérité ou la fausseté ; s’il le fait à l’aide de moyens au nombre desquels figurent des procédés qui ne font pas appel à la raison ; et s’il est mené avec l’intention que l’adhésion de la personne à qui on transmet ces contenus soit entière, inconditionnelle et persiste malgré l’évidence. Chacun de ces points appellerait d’assez longs développements ; mais l’essentiel y est, je pense, et permet de comprendre que l’endoctrinement est un crime majeur contre l’esprit parce qu’il nie la rationalité et l’humanité des personnes à qui on le fait subir, qu’il les traite comme des moyens plutôt que comme des fins et qu’il les prive de leur autonomie et de la possibilité de (se) choisir. À cette analyse, il faut encore ajouter ce fait hautement crucial que cet endoctrinement tendra à se déployer au service des institutions dominantes : on voit sans peine le problème que présenterait un enseignement de l’écologie dispensé par General Motors. Aussi bien prendre les devants, alors, et appeler carrément Département de justification de la pollution le département universitaire d’écologie que financerait GM !
Les éducateurs soviétiques appelés à implanter le programme cité plus haut endoctrinaient-ils ? Ils étaient appelés à transmettre une doctrine, sans doute. Mais, comme on l’a vu, ce simple fait ne permet pas, à lui seul, de conclure. Et il faut bien dire ici que la présentation de doctrines est souvent nécessaire dans l’enseignement, plus encore peut-être universitaire — typiquement sitôt que l’on sort des mathématiques... Mais on peut aisément imaginer que cette transmission, dans le cas soviétique envisagé, a pu être telle que des moyens autres que rationnels aient été mis en œuvre et qu’ils l’aient été avec l’intention arrêtée de fermer les esprits des élèves : en ce cas, il y avait alors bien endoctrinement. Mais on peut aussi aisément imaginer comment il est possible de se prémunir contre l’endoctrinement dans tous ces cas où il est jugé souhaitable, pour toutes sortes de raisons, de faire connaître une doctrine donnée : on chercherait alors à donner des raisons qui la justifient ; on présenterait d’autres points de vue – dans l’exemple cité, celui qui assure que le Parti est mauvais et sape la démocratie ; que ses dirigeants sont des monstres moraux ; et ainsi de suite.
Je laisse bien entendu à chacun le soin de décider si mon analyse du concept d’endoctrinement est satisfaisante et, le cas échéant, si tel ou tel enseignement est oui ou non endoctrinaire et si oui, dans quelle mesure. Tel enseignement de l’économie néo-classique à l’université endoctrine-t-il ? Telle présentation du point de vue altermondialiste ? Endoctrinez-vous dans votre classe ? À chacun de voir, sur ces questions comme sur mille autres.
Mais je dois cependant, avant de vous laisser répondre et conclure ce petit texte qui n’a évidemment pu qu’effleurer la surface d’un sujet aussi vaste, avouer une petite et innocente facétie. Le passage cité en introduction ne provient en effet pas d’Instructions officielles en matière d’éducation en vigueur dans la Russie de Staline : il provient du Programme du primaire actuellement en vigueur au Québec, lequel fait une large place à ce qu’il appelle des Domaines généraux de formation. Parmi eux, on trouve la formation à la santé et au bien-être, la formation à l’environnement et à la consommation, aux médias, au vivre-ensemble et à la citoyenneté, et finalement à l’orientation et à l’entreprenariat. Il est impossible de savoir ce qu’est l’éducation sans ressentir un pincement devant ces intitulés et sans pressentir qu’à chaque fois le danger d’endoctrinement sera grand. Quoi qu’il en soit, le passage que j’ai cité provient de la section sur l’entreprenariat. J’ai seulement substitué « membres du Parti » à entrepreneurs.
Il n’est certes pas interdit de penser que l’école, qui est en ce moment la principale institution responsable de l’éducation dans nos sociétés, ait aussi pour fonction de socialiser, de moraliser et donc d’initier les jeunes générations à diverses dimensions de nos formes de vie. Mais on se leurre dramatiquement quand on baptise indistinctement tout cela éducation. Et cette erreur est politiquement gravissime.
L’éducation a autrefois été une entreprise centrale dans les idéaux et les actions de la gauche politique : à elle revenait une place de premier plan dans le projet d’instituer des citoyens libres, égaux, autonomes. Or faute d’une pensée claire de ce que l’éducation porte et signifie, ce projet est, sous nos yeux, en train d’être entièrement perverti. L’indifférence et la confusion avec lesquelles tout cela s’accomplit sont proprement sidérantes et je suggère qu’un immense clignotant rouge doive s’allumer… €