Les zapatistes et la résistance planétaire
La lutte pour l’humanité et contre le néolibéralisme
par Jérôme Baschet
Au moment de célébrer dix (et vingt) ans de lutte zapatiste, il n’est pas inutile de rappeler que le mouvement altermondialiste dont la force s’est manifestée à partir des mobilisations de Seattle en décembre 1999, avait déjà fait un pas significatif dans les montagnes du Sud-est mexicain, lors de la « Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme », convoquée par l’EZLN en juillet-août 1996. Parfois reconnu, souvent ignoré, cet antécédent mérite une place dans la mémoire de la résistance globalisée, car il a marqué un réveil des conceptions et des pratiques internationalistes, après plusieurs décennies de sommeil profond.
Il serait certes hors de propos de revendiquer pour les zapatistes un fort douteux droit de paternité ou la très inutile reconnaissance d’une antériorité (d’autant que le sous-commandant Marcos lui-même a pris soin de minimiser leur contribution, en comparaison de l’impact de Seattle ou du Forum social mondial de Porto Alegre). Il s’agit seulement de reconnaître que le zapatisme est partie prenante des origines d’une mobilisation mondiale qui ne fait que commencer, et donc aussi des luttes présentes et futures contre le monstre global mondial.
Dès 1996, l’EZLN a eu le mérite de synthétiser l’esprit de ce combat en appelant à « la lutte pour l’humanité et contre le néolibéralisme ». Plus qu’un simple slogan, il s’agit de l’expression pertinente d’une perspective articulée et de grande portée, parfaitement adaptée à la critique de la réalité planétaire qui s’est imposée au cours de la décennie passée. La relation entre les deux éléments qui composent cette formule en est l’aspect déterminant. Revendiquer la lutte pour l’humanité n’a de sens que si l’on identifie l’adversaire qui tout à la fois fait obstacle à cette lutte et la rend nécessaire, sans quoi les mots « humain » ou « humanité » relèveraient d’une rhétorique vide et d’un humanisme light, complice de toutes les oppressions. Toute proclamation humaniste séparée d’une critique radicale du présent n’est qu’une mystification réduite à l’éthique faible de l’humanitarisme, devenue désormais l’adjuvant de la globalisation mercantile. À l’inverse, il serait fort risqué de ne pas proclamer les valeurs au nom desquelles on entend lutter contre le néolibéralisme car, comme le soulignent les zapatistes, le monde est plein de « mouvements fondamentalistes religieux ou ultras nationalistes » qui s’opposent à la mondialisation, au nom d’un rejet des différences et d’une affirmation identitaire qui conduisent aux fermetures xénophobes et aux affrontements ethniques. Les zapatistes, eux, soulignent que le combat contre le néolibéralisme est indissociablement une lutte pour l’humanité tout entière, une humanité capable de se reconnaître dans sa diversité et de construire son unité à partir de ses différences. En bref, il serait aussi vain de prôner la lutte pour l’humanité sans dénoncer le capitalisme globalisé qui s’efforce de l’anéantir qu’il serait dangereux de s’attaquer au néolibéralisme sans avoir pour objectif la pleine réalisation d’une communauté des hommes et des femmes à la fois une et plurielle. En appelant à « la lutte pour l’humanité et contre le néolibéralisme », les zapatistes nous offrent un nœud puissant pour éloigner de redoutables ambiguïtés.
Par ailleurs, si « la lutte pour l’humanité et contre le néolibéralisme » indique une préoccupation planétaire, on ne saurait la concevoir de manière isolée, sans prendre en compte d’autres aspects du mouvement zapatiste. En effet, l’un de ses apports les plus remarquables tient à sa capacité à articuler différents niveaux de lutte : le local et l’ethnique, le national et l’international. Dans le zapatisme, ces perspectives ne peuvent pas être opposées ou séparées, mais doivent au contraire être pensées en relation les unes avec les autres. C’est leur unité qui écarte les dangers que chacune d’elles peut faire naître lorsqu’on l’isole : l’ethnicisme essentialiste et intolérant, le nationalisme xénophobe et agressif, l’universalisme abstrait hérité des Lumières, qui finit lui aussi par nier les différences réelles entre les êtres humains. À l’inverse, la manière zapatiste de penser ensemble (et l’un par l’autre) l’ethnique, le national et l’international apparaît de manière particulièrement claire lorsqu’ils évoquent la « dignité indigène ». Celle-ci, expliquent-ils, ne peut pas être conçue autrement que comme une relation, en premier lieu entre indigènes et non-indigènes : la dignité est un pont ; elle est un regard réciproque dans lequel indigènes et non-indigènes prennent conscience de soi et de l’autre et apprennent à respecter leurs différences. Dans le même esprit, l’autonomie indigène, si importante dans le combat zapatiste, n’est nullement assimilable à un repli identitariste : elle est au contraire définie de façon insistante comme la revendication d’un « lieu digne dans le drapeau mexicain ». Accusera-t-on alors les insurgés de faire preuve d’un patriotisme excessif ? Cela paraît difficile, pour peu que l’on se donne la peine d’observer que la lutte de libération nationale qui est inscrite dans le nom même de l’EZLN est inséparable de la résistance contre un ennemi planétaire et qu’elle a pour but ultime la construction de la dignité, définie comme « une patrie sans nationalité qui se moque des frontières et des douanes ».
Lutter pour l’humanité suppose une mobilisation planétaire contre un ennemi mondial. Mais s’agit-il pour autant d’opposer l’Homme universel à l’homogénéisation marchande ? Les zapatistes ont bien plutôt opté pour convoquer « un réseau de voix qui, face à la surdité du pouvoir, opte pour se parler lui-même en sachant qu’il est un et multiple ». Un mundo en donde quepan muchos mundo (un monde qui contienne de nombreux mondes) est l’un des principes zapatistes le plus souvent rappelés. L’humanité selon les zapatistes est une mosaïque d’histoires différentes à partager, une multitude de subjectivités et d’expériences sociales en quête de coopération. Cette logique éclate avec plus de force encore dans la proclamation de la majore Ana Maria, qui a accueilli les participants de la Rencontre intercontinentale de 1996 : « Nous sommes tous égaux parce que nous sommes différents ». Le paradoxal « parce que » brise l’idée selon laquelle l’égalité et l’unité humaines devraient être définies en dépit des différences entre les individus, les peuples et les sexes. Il revendique au contraire une égalité élaborée à partir des différences, sur la base de leur pleine reconnaissance. C’est là un terrain fertile pour faire croître un nouvel universalisme. Celui que nous ont légué les Lumières ne parvenait à penser l’humanité qu’en postulant l’identité abstraite de tous les hommes et en déniant la diversité des êtres réels. Il s’agit désormais de fonder l’universalité sur la reconnaissance de la diversité des êtres humains, de la spécificité de leurs lieux de vie et de l’autonomie de leurs expériences. Dans la phrase de la majore Ana Maria, on peut trouver une inspiration qui permette de sortir d’un fatal dilemme : ou bien reconnaître des différences et nier l’égalité, ou bien reconnaître l’égalité et nier les différences. Or, il s’agit d’assumer tout à la fois les différences (d’une manière non hiérarchique) et l’égalité (d’une manière qui ne postule aucune homogénéisation). Ainsi les zapatistes s’efforcent-ils de concilier le souci du particulier et de l’universel, la force de l’expérience locale et le souci d’une humanité en quête de son accomplissement. Ils se préoccupent tout autant de mettre en scène des individus singuliers que de dénoncer les forces globalisées de la mégapolitique néolibérale et du Marché, de revendiquer le respect des différences et l’autonomie qui en est l’expression politique que d’invoquer les valeurs communes de l’humanité et d’un nouvel universalisme.
En pratique, l’articulation de l’ethnique, du national et de l’international n’a pas toujours été aisée. On ne peut nier qu’il y ait eu, au cours de la décennie écoulée, des tensions entre ces trois perspectives, voire des priorités indues. On pourrait regretter par exemple que l’une des propositions les plus ambitieuses de la Rencontre de 1996, qui invitait à créer « un réseau intercontinental de résistance pour l’humanité et contre le néolibéralisme », n’ait pas reçu l’attention qu’elle méritait et soit restée une promesse non tenue du zapatisme international. Il serait certes injuste d’en imputer la responsabilité à l’EZLN, qui n’avait pas la prétention d’organiser et moins encore de diriger un tel projet. Au reste, l’idée a pris corps, avec le succès que l’on sait, par d’autres chemins et sous d’autres latitudes, et cela seul importe. Pourtant, on ne saurait occulter le fait que l’EZLN n’a guère accompagné la montée en puissance de ces mobilisations et n’a pas fait entendre sa voix directement, là où se sont menées les batailles contre le pouvoir global néolibéral. Sans doute faut-il faire l’effort de comprendre que la manière zapatiste d’avancer interdit de faire des pas de géant entre les continents tant qu’on ne peut avancer au plus près de sa propre demeure. En d’autres termes, le blocage du conflit chiapanèque, notamment après les espoirs frustrés de la Marche de la dignité indigène, a certainement empêché une projection internationale souhaitée de toute évidence. Il est, à l’inverse, significatif que la réorganisation interne qui a culminé avec la naissance des Caracoles et des Juntas de buen gobierno en août 2003 ait coincidé avec une nouvelle expansion de la parole internationale de l’EZLN. Sa dénonciation de la guerre en Irak s’est exprimée de manière répétée, notamment lors de la lecture par la mère de Carlo Giuliani d’un message du sous-commandant Marcos, à Rome le 15 février dernier. Celui-ci a du reste souligné avec pertinence que « le XXIe siècle démarre par un NON À LA GUERRE ». D’autre part, en septembre, des messages des commandants zapatistes ont été adressés aux organisations qui protestaient contre le sommet de l’OMC à Cancún : pour la première fois, l’EZLN s’est ainsi associé explicitement aux mobilisations contre les institutions du capitalisme globalisé. Enfin, on peut mentionner la proposition du sous-commandant Marcos de participer à l’élaboration d’un « agenda mondial de discussion », en vue de fortifier le réseau des résistances contre le néolibéralisme. La phase actuelle du mouvement zapatiste permet ainsi d’observer un rééquilibrage des diverses perspectives et notamment une convergence entre la consolidation de pratique de l’autonomie et une implication internationale accentuée. Comme l’a dit le commandant Zebedeo, lors de la naissance des Caracoles, il est indispensable de « ne pas perdre de vue le monstre global mondial ». Plus que jamais, la lutte pour l’humanité et contre le néolibéralisme est à l’ordre du jour. À l’heure où les folies d’une guerre permanente contre un ennemi fantasmatique prétendent faire office de leurre, c’est le seul combat qui importe réellement. La survie de l’espèce humaine en dépend et elle suppose de se dresser contre la barbarie croissante de la société marchande.