Dossier : Le mouvement communautair

D‘hier à aujourd‘hui

Constitution d’un mouvement

par Christian Brouillard

Dans la foulée de la « Révolution tranquille », où l’on assiste à la modernisation de l’État et de la société québécoise, on voit, en parallèle, des couches de citoyens et citoyennes marginalisés par le système politique et économique tenter de s’organiser sur leur propre base. Constitués dans les limites des paroisses des grandes villes, ces groupes exerçaient des pressions pour résoudre des problèmes quotidiens très pointus. Très rapidement, les comités de citoyens vont déborder cet espace limité pour se développer au niveau des quartiers et toucher des problèmes plus vastes : santé, justice, endettement, etc. Leurs actions ont permis de mettre de l’avant de nombreuses réformes et, surtout, de susciter une plus forte implication des couches populaires sur la scène sociale. Notons cependant que ce mouvement rentrait en synchronie avec les changements impulsés par l’État québécois.

Durant cette période, donc, les réformes répondaient à certains intérêts politiques et économiques dominants, mais elles rejoignaient aussi « des demandes populaires et elles ont eu un effet important sur la participation sociale » [1].

La radicalisation

La belle unanimité entre l’État et les mouvements sociaux va cependant se fissurer à la fin des années 60. Cette période voit une radicalisation politique de plusieurs secteurs de la société dont les comités de citoyens. Parmi ces derniers, plusieurs militants et militantes sentent la nécessité de surmonter la fragmentation des groupes et de mettre l’accent sur le contenu politique des luttes. En jonction avec un mouvement syndical qui lui aussi, à cette époque, connaît une forte combativité, les groupes populaires (on peut dire que cette dénomination a commencé à s’imposer à ce moment) développent une foule d’initiatives dont la formation de comités d’action politique. Ceux-ci, à Montréal, vont se regrouper pour créer en 1969 un parti municipal, le Front d’Action Politique. On voyait ainsi surgir les éléments d’un projet politique alternatif à tendance socialisante et démocratique.

Pourtant, les années 70 verront se désagréger cette tentative par le mouvement populaire et syndical de constituer un contre-pouvoir. Le contexte créé par la Crise d’octobre de 1970 et l’imposition des mesures de guerre n’expliquent qu’en partie cet échec. D’autres tendances sont en effet à l’œuvre dans la société québécoise. D’une part, il faut relever l’apparition d’une gauche politique marxiste-léniniste dont les pratiques envers les groupes populaires ont eu comme effet d’en saborder un grand nombre et d’en réduire d’autres à de simples courroies de transmission du « parti ». Ces manœuvres de récupération par les organisations M-L ont provoqué un effet de repoussoir pour beaucoup de militants et militantes, les dégoûtant pour longtemps de tout projet politique global. D’autre part, l’État québécois encadre de plus en plus le champ social en récupérant, lui aussi, certaines initiatives du mouvement populaire. Ainsi, les expériences de cliniques populaires de santé et les cliniques juridiques serviront à la création des Centres locaux de services communautaires (CLSC) en 1972 et au service d’aide juridique.

Cette tendance va s’accélérer avec l’arrivée au pouvoir, en 1976, d’un nouveau joueur sur la scène politique, le Parti québécois. Souverainiste et avec un discours vaguement social-démocrate, cette formation politique a réussi assez rapidement à monopoliser une bonne partie du soutien des mouvements syndical et populaire.

Nouveau contexte, nouveaux enjeux

Malgré l’échec de la radicalisation politique, le mouvement populaire et communautaire va continuer à se développer et à s’enraciner avec la mise sur pied de plusieurs regroupements locaux et nationaux, l’expansion du secteur des coopératives d’habitation, une toute nouvelle attention portée envers la solidarité internationale et enfin une plus grande professionnalisation des interventions faites par les groupes. La crise généralisée du capitalisme, ouverte en 1975, ayant démultipliée les problèmes sociaux et l’État, dans le cadre des politiques néo-libérales, se « désengageant » de plus en plus, la tâche ne manquait pas pour les groupes populaires. La question qui surgit avec force, et qui deviendra de plus en plus lancinante, est le manque de ressources et de reconnaissance des organismes pour affronter ce nouveau contexte. Ainsi, pour les dernières années de la décennie 80 et tout au long de la suivante, les deux principaux fronts de lutte pour le mouvement communautaire seront, d’un côté, l’obtention d’une reconnaissance par l’État québécois, tenant compte de leur autonomie et spécificité, ainsi qu’un financement adéquat et récurrent et, de l’autre côté, une implication de plus en plus grande dans la sphère économique avec les Corporations de développement communautaire et les Corporations économiques de développement communautaire.

Sur le point de la reconnaissance, la promulgation de la Loi 120 instaurant la régionalisation des services sociaux et de santé au Québec, en 1990, marquera une étape importante. En proposant d’intégrer les organismes communautaires dans le réseau des affaires sociales en retour d’un soutien financier, l’État reconnaissait « l’utilité » du mouvement, mais cette reconnaissance était à haut risque. Pour Michel Parazelli, en intégrant les groupes dans le réseau public, l’État obligeait « en quelque sorte les organismes communautaires à devenir les partenaires du système sous la menace du financement. Ces “nouveaux partenaires” constitueront un bassin important de ressources supplémentaires à utiliser pour désengorger le trop plein de clientèle dans le réseau » [2].

Les groupes ne sont pas tombés dans ce piège d’intégration totale forcée, mais ils ont quand même été amenés à nouer des relations de plus en plus étroites avec le réseau public. Par ailleurs, la question d’un financement adéquat et stable n’était toujours pas réglée. Durant les années 90, de longues négociations entre les diverses composantes du communautaire et avec l’État ont permis d’aboutir, en 2001, à une politique qui reconnaissait la spécificité des organismes communautaires autonomes et leur apport dans le développement social et économique du Québec. Malgré cette avancée législative, concrètement, la situation des groupes, sur le plan financier, reste toujours aussi précaire.

L’arrivée au pouvoir des libéraux de Jean Charest et la mise en place de la « réingénierie » sociale a par ailleurs aggravé les incertitudes sur la place réelle qu’occupera le communautaire dans le nouveau réseau ainsi créé et sur le degré d’autonomie dont il jouira.

Le mouvement communautaire est donc, comme l’ensemble des forces sociales qui tentent d’humaniser un peu plus ce monde, à la croisée des chemins : ou céder aux sirènes d’une intégration/reconnaissance qui le réduit à ne plus être qu’un rouage d’un méga-réseau de contrôle social ou reprendre, en puisant dans ses expériences et son histoire, le chemin de la rupture.


[1Gilbert Renaud, À l’ombre du rationalisme, Montréal, Albert Saint-Martin, 1984, page 33.

[2Pour ajouter de la misère à la vie, Mémoire sur l’avant-projet de loi 120, Regroupement des organismes communautaires jeunesse du Montréal métropolitain, janvier 1990, pages 19-20.

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