Le Mouvement communautaire autonome
Un mouvement de résistances
Une entrevue avec Jean-Yves Joannette
Jean-Yves Joannette travaille et milite dans les milieux populaires et communautaires autonomes depuis une trentaine d’années. Il a débuté au Comité Logement Centre-Sud, et il a été le premier coordonnateur du Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec (MÉPACQ) au début des années 80. Depuis une douzaine d’années, il est permanent à la Table des regroupements d’organismes volontaires d’éducation populaire (TROVEP) de Montréal. Il a contribué à la mise sur pied de plusieurs coalitions dont J’ai jamais voté pour ça ! Il est aussi reconnu pour son travail d’animateur ou de monologuiste lors de manifestations ou de colloques.
À Bâbord ! : Comment décririez-vous les principales phases de l’évolution du mouvement communautaire ?
Jean-Yves Joannette : Pour résumer très sommairement : il y a d’abord les années 60 avec les premiers groupes de citoyennes ; puis les années 70 avec le mouvement « populaire », principalement composé par ce que l’on appelle aujourd’hui les groupes de défense collective des droits. Les années 80 constituent la grande période des groupes identitaires (femmes, jeunes, aînées, personnes handicapées, etc.). Il est à noter que c’est au début de cette décennie que le terme « communautaire » va prendre son envol. Les années 90 verront se développer les « groupes à problématiques pointues » : jeunes mères, aide aux devoirs, aide alimentaire, etc., alors que les années 2000 semblent se caractériser non pas par l’apparition de nouveaux groupes, mais plutôt par de nouvelles formes d’arrimage avec l’institutionnel, les municipalités et le secteur privé.
C’est là un découpage assez grossier – les premiers centres de femmes apparaissent dans les années 70, l’aide alimentaire a toujours existé dans les quartiers pauvres et l’établissement de liens de partenariat date d’avant le « bug » de l’an 2000 –, mais effectivement, d’une décennie à l’autre, on remarque l’apparition de différents types d’organismes et de nouvelles façons de percevoir le communautaire, de le reconnaître ou de l’arrimer. Les premiers organismes issus des années 60 et 70 vont donner une certaine couleur progressiste au milieu communautaire. L’idée que des citoyennes et des citoyens se rassemblent et formulent des revendications et des alternatives vient pour beaucoup de cette période. Cette idée, ce type de pratiques, est encore très présente dans beaucoup d’organismes communautaires autonomes. Mais on doit reconnaître qu’aujourd’hui, les milieux communautaires se sont professionnalisés, les approches et les pratiques se sont diversifiées et qu’il y a, en quelque sorte, des tendances importantes à l’institutionnalisation.
ÀB ! : Des années 60 à aujourd’hui, le mouvement s’est développé et organisé, notamment à travers des regroupements régionaux et nationaux, sectoriels et multisectoriels. Quels sont, selon vous, les principaux facteurs ayant influencé son développement ?
J.-Y. J. : On doit constater que les milieux communautaires autonomes se sont principalement organisés autour des questions du financement et de l’autonomie, c’est-à-dire autour du dossier de la reconnaissance.
Le financement étatique apparaît, grosso modo, à la fin des années 60 avec le programme de soutien aux Organismes Volontaires d’Éducation Populaire (OVEP), qui sera la première source de financement récurrente pour ce qui allait devenir les organismes communautaires autonomes. Pendant toutes les années 70, ce sera le programme de financement le plus important du gouvernement du Québec, le seul qui soit statutaire et récurrent. Le programme de Soutien aux organismes communautaires (SOC) existe déjà, mais il est minuscule. Au fédéral, il y a les Projets d’Initiative Locale (PIL), qui sont des projets ponctuels permettant l’innovation. C’est beaucoup avec ces PIL que vont se mettre sur pied les garderies populaires, les associations de locataires, les groupes de défense des personnes assistées sociales, des sans-emploi, etc.
L’arrivée au pouvoir du Parti québécois en 1976 va changer profondément les choses : le programme OVEP sera gelé et c’est le programme SOC qui sera alors développé. À partir de 1980, on assiste à une formidable explosion du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). C’est alors que le mouvement commence à s’organiser : les centres de femmes se regroupent avec l’R des centres de femmes, les maisons de jeunes se regroupent, etc. Tous les regroupements qui apparaissent, pour la plupart autour des années 1980-1985, sont nouveaux par rapport à ce qui existait dans les années 70 et leur principal cheval de bataille est la question du financement. Les regroupements se font donc principalement sur une base sectorielle.
En 1983, un premier colloque est organisé par le Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec (MÉPACQ) : Le financement, une question de fond. Le cadre revendicatif commence à être argumenté et les premières craintes autour de la perte d’autonomie des organismes, du sous-financement et du contrôle par l’État seront exprimées. Vers 1986 apparaît la première Coalition des organismes communautaires du Québec (COCQ) qui, en 1989, fera la première bataille liée à la reconnaissance en initiant la tenue d’une Journée de la reconnaissance à travers tout le Québec. Pour la première fois, des représentantes du mouvement rencontrent le Premier ministre, Robert Bourassa à l’époque. En 1992, l’adoption de la Loi 120 sur la régionalisation au ministère de la Santé et des Services sociaux va changer à nouveau les choses. La mise en place des Régies régionales amène une reconfiguration du communautaire au niveau territorial.
Donc, les milieux communautaires se sont regroupés dans une première phase au niveau sectoriel puis, dans une deuxième phase, au niveau territorial. En bref, ils se sont toujours regroupés de manière à s’adapter aux mouvements des enveloppes budgétaires. Je dis cela sans aucun cynisme. Je considère qu’ils ne pouvaient pas faire autrement.
Ce qui est remarquable, c’est comment, à travers leur histoire, les regroupements communautaires autonomes ont sans cesse eu la volonté de « faire mouvement » ensemble, de dépasser leurs secteurs et leurs territoires pour revendiquer une reconnaissance large de l’action communautaire autonome. Cette volonté se voit dans la continuité entre la COCQ d’hier et le Comité aviseur de l’action communautaire autonome d’aujourd’hui.
ÀB ! : La mobilisation en vue de la reconnaissance va mener à l’adoption, en 2001, de la politique de reconnaissance de l’action communautaire, par laquelle le gouvernement s’engage à soutenir financièrement la mission des organismes et à respecter leur autonomie. Aujourd’hui, plusieurs craignent une instrumentalisation des groupes et une remise en question de leur autonomie. Quelle est votre analyse des acquis et des enjeux actuels ?
J.-Y. J. : Les choses qui arrivent actuellement se seraient produites de toute façon, avec ou sans la politique de reconnaissance. Ce sont des tendances lourdes présentes depuis longtemps et la volonté de l’institutionnel à complémentariser le milieu ne date pas d’aujourd’hui. L’adoption de la politique et la création du Fonds d’aide à l’action communautaire autonome ont non seulement permis d’assurer le financement des groupes de défense collective des droits, mais aussi de donner une légitimité politique à l’action communautaire autonome. Cette politique ne règle pas tout, mais elle donne des « poignées » pour se défendre.
Avoir obtenu la reconnaissance du mouvement communautaire autonome, ce n’est pas rien, de même que la reconnaissance des groupes de défense collective de droits. Notre société a reconnu que les gens ont non seulement le droit de s’organiser pour contester mais en plus que le gouvernement doit les soutenir financièrement pour ce faire. C’est un pas incroyable ! C’est un acquis formidable, fragile certes, mais tout un acquis même si cela n’a pas entraîné beaucoup d’argent.
ÀB ! : Le gouvernement libéral prétend qu’il y a trop de groupes et de regroupements.
J.-Y. J. : Le gouvernement Charest trouve qu’il y a trop de tout, de toute manière. Il y a trop de services publics, trop de droits sociaux, trop de bien commun et pas trop de monde qui les apprécient. En même temps, il ne faut pas se leurrer, c’était aussi présent dans le discours du PQ. Cependant, le PQ n’était pas aussi vulgaire, il était plus raffiné et moins affiché. Il faut faire attention. En dehors des partis, il y a un État et une logique d’État... et on n’a pas l’impression que l’État se démocratise. Et franchement, après avoir lu l’article du camarade Loiselle sur le même sujet dans le dernier numéro d’À bâbord, je vous dirais que malheureusement cela semble une opinion trop répandue. Personnellement, je ne crois pas qu’il y ait trop de groupes ou trop de regroupements. Chaque organisme autonome est mis sur pied parce que des citoyens et des citoyennes ont décidé de s’organiser. Il en est de même pour les regroupements que les groupes se donnent. Oui il y a une complexité dans la structuration du mouvement communautaire autonome. Vouloir la simplifier par l’élimination, c’est faire montre de « simplicité involontaire ». Si on veut identifier des problèmes, parlons des difficultés de maintenir un haut niveau de solidarité.
ÀB ! : À ce propos, quelle évaluation faites-vous des rapports de solidarité dans les milieux communautaires ?
J.-Y. J. : Il faut reconnaître que nous sommes un milieu d’idéalistes et que la solidarité impose de composer avec la réalité. Tant qu’on ne s’était pas mis ensemble, on rêvait de le faire. Quand on a commencé à essayer, on a vu que c’était difficile. On pouvait bien rire des syndicats qui avaient du corporatisme entre eux, mais il nous a fallu reconnaître qu’on en avait aussi entre nous et que la solidarité, ce n’était pas nécessairement de l’amour. Il fallait nous lier sur des questions d’intérêt, ce qui a entraîné des discussions assez ardues, ce dont on n’avait pas l’habitude. Tous les déchirements que les différentes coalitions d’organismes communautaires ont vécus ont été un très dur choc de la réalité. Je pense que là-dessus, nous sommes aujourd’hui un peu plus forts et qu’il fallait passer par là pour commencer à agir en mouvement. Il y a maintenant des espaces, comme le Comité aviseur de l’action communautaire autonome, qui permettent des réflexions et des actions communes sur le financement. J’espère que les prochaines étapes vont nous conduire à développer un espace de regroupement plus formel, axé sur la défense du projet politique de solidarité et de justice sociale qui traverse l’ensemble des revendications et des alternatives portées par les différents courants communautaires autonomes.
ÀB ! : N’est-ce pas ce qui se passe présentement avec le Réseau de Vigilance ?
J.-Y. J. : C’est différent, je ne nie pas que ce que nous venons de vivre depuis deux ans avec le Réseau de Vigilance est extraordinaire. C’est sûr que dans la conjoncture actuelle il faut réussir à développer des fronts larges entre les mouvements sociaux.
Ce que j’ai vécu avec la coalition montréalaise J’ai jamais voté pour ça ! me donne beaucoup d’espoir pour la poursuite de relations de solidarité avec le mouvement syndical. En vingt ans, c’est la première coalition où je sens les organisations syndicales régionales se sentir partie prenante de la coalition. Souvent j’ai vu les syndicats participer à des coalitions comme s’ils venaient visiter un espace communautaire et dispenser un peu de leur solidarité. Mais là, c’est différent, j’ai l’impression qu’ils ont compris cette fois-ci qu’ils avaient besoin du milieu communautaire autonome.
Je crois aussi qu’ils ont compris les différences fondamentales qui existent entre eux et nous au niveau de la mobilisation. Dans les groupes communautaires, on mobilise des gens à qui la vie a donné de méchantes claques : des personnes assistées sociales, des accidentées du travail, des personnes handicapées, des personnes âgées. Les syndicats ont commencé à comprendre que lorsque le communautaire autonome réussit à mobiliser ces personnes dans la rue, c’est qu’il a fait un énorme travail d’éducation populaire autonome.
Moi je suis très fier de connaître des personnes pauvres qui ont une conscience aiguë des injustices. Je suis très fier que les organisations que nous avons construites permettent à ces gens d’avoir des lieux de militance réels où ils et elles peuvent exprimer leurs colères et leurs espoirs. Il faut bien comprendre que le gros de la « job » dans les organisations communautaires autonomes consiste à faire en sorte que des gens qui ont été méprisés puissent relever la tête, se gonfler le thorax et affirmer leur dignité.