Mobiliser pour un quartier chinois inclusif

No 097 - Automne 2023

Mobiliser pour un quartier chinois inclusif

Entretien avec May Chiu et Parker Mah

Caroline Brodeur, May Chiu, Parker Mah, Samuel Raymond

L’histoire du quartier chinois de Montréal remonte à plus de cent-quarante ans. Une maison, un refuge pour plusieurs communautés, le quartier a vu les changements s’accélérer dans les dernières années. Après la pandémie de COVID-19 qui a durement malmené sa vie culturelle, ses commerces et ses institutions, un essor rapide de la spéculation immobilière a forcé la communauté du Chinatown à lutter pour la préservation de son héritage afin de pouvoir y construire un avenir. À bâbord ! est allé à la rencontre de deux militant·es afin de dresser un portrait sommaire des gains et des défis auxquels fait face la lutte pour sauver le quartier chinois.

Propos recueillis par Caroline Brodeur et Samuel Raymond. 

À bâbord ! : Qu’est-ce qui a marqué le début de la mobilisation pour sauver le quartier chinois ?

Parker Mah : Le quartier tel qu’on le connaît aujourd’hui était beaucoup plus large avant. Historiquement, il a été rongé par l’agrandissement du CHUM, la création du complexe Guy-Favreau, l’autoroute Ville-Marie et l’édification du Complexe Desjardins.

Il y avait déjà plusieurs années, avec la fermeture du centre culturel chinois et la fermeture du YMCA du quartier, qu’on savait qu’on devrait faire quelque chose pour se concentrer sur le quartier et sa revitalisation. On a créé le Groupe de travail sur le quartier chinois (GTQC). Le but du groupe était de mobiliser les personnes citoyennes afin qu’elles puissent s’investir dans le projet.

May Chiu : Nous avons constaté que la ville semblait n’avoir aucun plan de développement du quartier chinois, ce qui le mettait en danger d’effacement imminent par la gentrification. En 2019, les Chinois·es progressistes du Québec (PCQ), une organisation militante antiraciste, a lancé une pétition demandant à la ville une consultation sur un plan de développement et un moratoire sur les nouveaux projets de construction en attendant les conclusions de la consultation.

Plus précisément, les grosses constructions de condos de luxe au sud du boulevard Saint-Laurent nous ont poussé·es à nous questionner : est-ce que la Ville donne des permis à tout le monde, pour n’importe quel projet ? L’administration avait-elle une vision pour le quartier ? Les élu·es savaient-ils qu’un ou deux autres projets de la sorte effaceraient le quartier pour de bon ? Je ne parle même pas du projet du Réseau express métropolitain (REM), qui à lui seul pouvait également porter atteinte à l’intégrité du quartier.

La COVID-19 elle aussi a durement frappé le quartier. Les commerçants et le quartier y ont subi du vandalisme raciste, antichinois. Les difficultés économiques généralisées ont également pesé, le quartier étant un endroit que fréquentent des personnes itinérantes et ultras marginalisées, sans ressources adéquates pour les aider.

P. M. : Le GTQC a été créé par les militant·es des Chinois progressistes du Québec parce qu’ils et elles comprenaient qu’on avait besoin de personnes possédant diverses expertises sur les enjeux urbains pour participer aux consultations de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM).

Comme accélérant de la mobilisation, il y a eu l’achat de l’immeuble des Nouilles Wing par les promoteurs immobiliers Brandon Shiller et Jeremy Kornbluth. L’immeuble est non seulement le plus vieux du quartier chinois, mais l’un des plus vieux à Montréal. Ça a choqué tout le monde. Le GTQC est passé d’une formation de quatre personnes bénévoles qui se réunissaient chaque semaine à un noyau d’une quinzaine de personnes et plus de cinquante bénévoles.

ÀB !  : Les enjeux entourant la protection et le développement du quartier chinois ont bénéficié d’une large diffusion médiatique, menant, entre autres, au mandat de l’OCPM portant sur les modifications au plan d’urbanisme du quartier. Comment expliquer le succès de votre mobilisation ?

M. C. : Je suis une militante de longue date. Il faut avoir une vision à long terme. Il n’y a pas de baguette magique, pas de solution rapide. Il faut persévérer et on ne contrôle pas le « timing ». Par exemple, dans le cas du quartier chinois, il y a plusieurs facteurs qui ont favorisé la mobilisation.

Tout d’abord, il y avait l’urgence, causée par la gentrification, le vandalisme et les crimes haineux commis contre les Asiatiques pendant la COVID-19. Tout cela a mobilisé la communauté. Le quartier est devenu un symbole du droit à la protection de notre identité. C’est un élément qui a attiré le soutien populaire. Les crises et les menaces nous rassemblent. Ce fut d’autant plus le cas après l’achat de l’immeuble des Nouilles Wing, un symbole fort, un gros morceau du quartier.

P. M. : [De manière plus organisationnelle], on a compris qu’on avait besoin d’expertise. Il nous fallait des expert·es capables de lire les documents complexes, comprendre le processus d’achat d’immeubles, d’octroi de permis par la Ville, la réglementation en vigueur, le processus décisionnel et politique ainsi que le zonage et l’urbanisme. 

M. C. : Notre approche est vraiment intéressante, parce que depuis le début, peu importe l’enjeu, nous nous assurons que les voix des personnes concernées les plus marginalisées et vulnérables soient entendues. Il y a des voix diverses, c’est complexe, mais c’est très important d’être en mode concertation.

Avant, les seuls liens entre le quartier et les pouvoirs publics étaient monopolisés par des leaders autoproclamés de la communauté. Dès le début de notre implication, nous avons voulu informer les plus vulnérables et nous assurer que leurs besoins seraient pris en compte. Par exemple, quand l’OCPM a lancé sa consultation sur le quartier, nous avons vulgarisé et traduit l’information transmise par la Ville. Nous avons pris ce travail sur nous, sur nos épaules de personnes militantes bénévoles. Nous avons ensuite pris le temps de faire du porte-à-porte pour diffuser nos bulletins d’information.

ÀB !  : Quelles sont les plus gros gains obtenus par le biais de la mobilisation citoyenne dans le quartier ?

P. M.  : La Ville a reconnu le quartier comme un secteur particulier, avec besoins spéciaux. Avant, le quartier était « noyé » dans l’arrondissement de Ville-Marie, avec les standards d’urbanisme du centre-ville, dont les critères de densité et de hauteur de construction n’ont rien à voir. Sans ce genre de caractère distinctif, la Ville ne faisait aucune différence entre les secteurs. Si un développeur voulait construire une tour dans le quartier chinois, il obtenait le permis sans problème, même si le projet jurait avec l’environnement avoisinant.

M. C. : Le groupe de travail sur le quartier chinois a atteint son objectif principal, soit la reconnaissance du quartier comme bien patrimonial. Dans la même lignée, la Ville de Montréal a fait adopter en 2022 sa réglementation sur la hauteur et la densité du quartier, une autre revendication principale du groupe. Ces gains nous ont mené·es à nous questionner sur la suite. Mais dans les faits, ce n’est qu’une fois le quartier « classé », que, pour nous, le vrai travail peut commencer : la préservation du patrimoine matériel et immatériel du quartier chinois. 

Le produit final de la consultation de l’OCPM a été le plan de développement du quartier chinois, adopté par la ville en 2021. Dans son rapport, l’OCPM appelait à la création d’une plateforme communautaire afin que la communauté puisse être informée et consultée sur les projets de la ville. La Table ronde sur le quartier chinois, un organisme multisectoriel, a été créée suivant cette recommandation en 2022. Son mandat principal est d’agir comme un forum pour rallier la communauté du Chinatown autour d’une même entité afin de partager de l’information et de faire de l’engagement communautaire. Les enjeux sur lesquels nous travaillons sont parallèles aux principales orientations du plan d’action pour le quartier chinois de la Ville, notamment la qualité de vie, le logement social et la protection du patrimoine. Cependant, comme l’a dit Parker, il y avait une grande lacune dans la définition globale d’une vision du développement du quartier chinois, particulièrement en matière de protection du patrimoine immatériel. La fondation Jia a donc été créée pour combler cette lacune.

ÀB !  : La classification patrimoniale du quartier ainsi que la nouvelle réglementation de la Ville sur la hauteur et la densité aident votre lutte. Est-ce que d’autres éléments organisationnels vous soutiennent maintenant que vous avez su attirer l’attention des pouvoirs institutionnels sur la question du quartier chinois ?

P. M. : Oui, certainement. Par exemple, au début de la mobilisation, nous avions peu ou pas de ressources et nous devions répondre à un nombre très important de questions et de problèmes à régler aux yeux des personnes habitant le quartier.

Après le rapport de l’OCPM, la Ville a annoncé la désignation d’une personne de liaison avec le quartier chinois. La Table ronde sur le quartier chinois a été créée, une table multisectorielle.

Puis, nous avons créé la Fondation Jia afin de combler une lacune organisationnelle dans le quartier chinois. Auparavant, lorsque des problèmes étaient soulevés par les citoyen·nes ou par la Ville, on se demandait toujours qui allait avoir la rude tâche de faire le travail. Ces enjeux retombaient souvent sur le groupe de travail qui, rappelons-le, est une organisation entièrement bénévole. La fondation Jia a donc été créée pour pérenniser la réponse organisationnelle et mobilisatrice aux enjeux du quartier.

ÀB !  : Comment les luttes actuelles servent-elles aux populations marginalisées et aux plus vulnérables ?

M. C. : Les luttes sont tellement complexes. Une des plus sensibles est celle sur les enjeux d’itinérance et de cohabitation. En ce moment, avec la crise du logement, la pauvreté, la crise des opioïdes, le manque de services en santé mentale, les tensions de classe se font plus vives dans le voisinage. Tout ça est en train de se jouer sur le terrain du quartier. C’est comme s’il y avait une concurrence entre différents types de personnes vulnérables, selon les différentes couches d’oppressions qu’ils et elles subissent. 

Quand le gouvernement ne prend pas ses responsabilités pour faire face à de tels besoins de la population, celle-ci peut se désolidariser et prendre en bouc émissaire les plus démuni·es. Notre travail est de trouver des solutions à long terme, durables et solidaires pour que la vie du quartier reste inclusive.

ÀB !  : Quelles sont les prochaines étapes, les prochains projets pour défendre le quartier chinois ?

P. M. : Quand on parle de vision du quartier chinois, évidemment, plusieurs factions, intérêts et opinions divergentes se font entendre. Certains veulent se concentrer sur l’aspect économique, le transformer en attraction touristique. 

Le forum Repenser le quartier chinois, qui se tiendra en septembre 2023, veut offrir une plateforme et une tribune pour les initiatives de développements plus progressistes. On souhaite s’aligner et s’affilier avec d’autres organisations qui luttent comme nous à la sauvegarde des quartiers chinois ailleurs au pays et dans le monde, s’inspirer de leurs mouvements.

En ce moment, dans le quartier chinois, il n’y a pas de parcs, pas de lieux de rassemblement, sauf dans le soussol du complexe Guy-Favreau, ce qui est déprimant (rires). Il n’y a pas d’écoles ou de terrain de jeux. Il n’y a pas beaucoup d’activités culturelles mis à part les restaurants. Or, des photos datant des années 70 montrent des familles, des enfants, des aîné·es, de la culture.

Une des grandes questions reste la suivante : comment peut-on ramener le patrimoine dans l’équation sans momifier le quartier, afin qu’il puisse continuer d’évoluer ? On ne veut pas qu’une préservation culturelle ; il nous faudra également une production culturelle. Ici, je prends le mot « culture » dans son sens large, en lien avec le quartier et ses valeurs. Un projet que je mets en exemple est celui de la Maison du quartier chinois, une initiative commune de la Fondation Jia et de la Table ronde, qui ouvrira ses portes en septembre 2023. Il s’agit d’un lieu naturel d’échange, d’incubation communautaire, de production et de diffusion culturelle. Vous pourrez visiter ses expositions éphémères tout au long de cet automne. Elles traiteront entre autres de l’histoire trop peu connue du quartier, ainsi que de son avenir.

M. C. : Un de nos défis futurs — et je crois que c’est le même pour plusieurs communautés — c’est que nous devons constamment éteindre des feux, gérer des urgences, et tenter de construire un avenir meilleur dans un même souffle. La classe politique continue de miser sur la sinophobie, notamment par le biais du registre de l’influence étrangère et de l’enquête en cours de la GRC sur les commissariats chinois.

Parce que plusieurs de nos projets nécessitent un partenariat avec la Ville de Montréal, nous tentons toujours d’établir une relation de travail qui ne repose pas sur le racisme systémique. Notre vision du quartier chinois a toujours été inclusive, et la guerre de classes sociales entre résident·es logé·es et non logé·es doit être abordée de front afin que nos avancements bénéficient à tous·tes. Sur une note positive, puisque nous reconnaissons que le quartier chinois est construit sur des terres non cédées ou volées, notre nouvelle collaboration avec Projets autochtones du Québec (PAQ), situé dans le quartier chinois, et les patrouilles de sensibilisation du Centre d’amitié autochtone nous aideront à mieux comprendre comment mener nos projets de développement communautaire dans une perspective décoloniale. 

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