Actualité du Discours sur la servitude volontaire de La Boétie
La nouvelle servitude volontaire
par Claude Vaillancourt
Il existe certaines histoires que l’on ne peut s’empêcher de relier. Aux États-Unis, George W. Bush diminue l’impôt des riches, accumule en quelques années un déficit monstre, justifie une guerre coûteuse et impopulaire contre l’Irak par de grossiers mensonges. Ses entreprises guerrières reçoivent l’appui enthousiaste d’un Tony Blair désavoué par ses électeurs, qui sacrifie son indépendance devant le grand frère américain au point d’en perdre toute dignité.
En France, Jacques Chirac s’oppose à la guerre, mais ne manque pas de motifs pour frustrer ses électeurs. Il propose entre autres une réforme des retraites particulièrement douloureuse qui forcera une partie importante de la population à travailler plus longtemps et à toucher pour leurs vieux jours des revenus moins élevés.
Au Canada, nous ne sommes pas davantage choyés : notre premier ministre, ex-ministre des Finances, a largement profité des paradis fiscaux, a concocté une entente fiscale avec la Barbade permettant à nos millionnaires de soustraire des fortunes à l’impôt et ne s’est jamais senti en conflit d’intérêt. Il faut le rappeler, ces fuites permanentes demeurent nettement plus dommageables, en termes de fonds dérobés aux citoyens, que ce qui a été perdu dans l’affaire des commandites.
Devant de pareilles attitudes, dans ces pays démocratiques, et dans bien d’autres pays affectés par des maux similaires, on se dit que les gens devraient en tirer de justes conclusions, comprendre les conséquences du comportement de leurs chefs et les congédier fermement lors d’élections. Mais les choses ne sont pas si simples.
Des électeurs masochistes ?
Les Américains ont ainsi reconduit Bush au pouvoir, avec une foi inébranlable chez beaucoup d’électeurs. Tony Blair, passablement plus ébranlé, vient tout de même de se faire réélire pour un troisième mandat. Chirac est certes plus menacé ; mais l’opposition vient de l’intérieur, du zélé et coriace Nicolas Sarkozy, ex-ministre de son gouvernement, qui a appuyé sans ambages les réformes les plus impopulaires. À moins que le résultat imprévisible du référendum sur la Constitution vienne tout chambarder. Quant aux Canadiens, seule l’énormité du scandale des commandites les empêchera peut-être de voter pour Paul Martin. Mais ils se tourneront probablement vers Stephen Harper, celui qui veut encore plus de libéralisation et qui avait initialement accueilli avec des cris de joie le budget de ses soi-disant adversaires (il a depuis changé d’avis, non par conviction, mais par opportunisme).
Des phénomènes semblables se retrouvent dans de nombreux pays. Les électeurs se désolent, mais pas trop, remplacent un chef par un autre pas trop différent, acceptent avec une étonnante docilité toutes ces décisions qu’on prend contre eux. Seules la faim et la misère parviennent parfois, comme en Amérique du Sud, à déclencher une réaction salutaire… Mais que se passe-t-il donc avec notre démocratie ? D’où vient la grande passivité des populations ? Les électeurs sont-ils tombés sur la tête ? Nos chefs d’État peuvent-ils donc désormais agir avec zèle et en toute impunité contre les intérêts et les désirs de leurs électeurs ? Pourquoi les citoyens restent-ils si dociles ? Seraient-ils affectés du syndrome « fais moi mal, Johnny » ? Aiment-ils donc qu’on se moque d’eux ?
Il serait vain de vouloir trouver une grande explication qui justifierait le comportement masochiste de tant d’électeurs. Contentons-nous de lire Étienne de La Boétie [1], écrivain de la Renaissance, grand ami de Montaigne, et auteur d’un essai au titre révélateur : Discours de la servitude volontaire. « Je voudrais comprendre, nous dit La Boétie, comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations, supportent quelquefois un tyran qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a de pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils le veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. » Certes, nos dirigeants ne sont pas des tyrans, mais avouons que le propos est bien envoyé. Notre soumission face aux écarts de nos dirigeants relèverait-elle d’une « servitude volontaire » ?
L’avis de La Boétie
La Boétie prétend que presque toujours, le peuple recherche l’asservissement, choisit lui-même de se couper la gorge, parce qu’il est plus facile et moins risqué de vivre dans la soumission et parce qu’il demeure prisonnier d’habitudes réconfortantes. Il en oublie ainsi son propre pouvoir et les avantages de la liberté. La Boétie affirme que le peuple prend l’habitude de servir si niaisement à cause de vains plaisirs qui l’éblouissent : « Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. »
Il croit aussi que ce qui mène le peuple, ce ne sont ni les forces de l’ordre ni la répression, mais cinq ou six individus qui ont l’oreille du tyran. « Ces cinq ou six dressent si bien leur chef qu’il en devient méchant envers la société [...] Ces six ont sous eux six cents, qu’ils corrompent autant qu’ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu’ils élèvent en dignité. » La Boétie avance que le peuple acclame les tyrans lorsqu’ils font preuve de largesse. Mais ces lourdauds, affirme-t-il en parlant de ses semblables, ne s’avisent même pas qu’ils viennent ainsi de retrouver une mince partie de leur bien auparavant dérobé.
Bref, La Boétie parle de manipulation de la part des gens au pouvoir, d’ignorance et de complaisance de la part des gens qui se font berner, d’incapacité veule chez le peuple à agir en faveur de ses propres intérêts. Heureusement, l’auteur prend bien la peine d’opposer la tyrannie à une absence de liberté. Il ne peut y avoir de tyrans dans les pays démocratiques, nous le savons, et nous vivons plus que jamais parfaitement libres. La preuve : George W. Bush n’arrête pas de glisser le mot « liberté » dans ses discours. La Boétie ne peut donc pas avoir raison. Il faudra alors trouver d’autres explications pour comprendre notre servitude volontaire…
[1] Natif du Périgord, Étienne de La Boétie (1530-1563) a mené une carrière de magistrat. D’une remarquable précocité, il a écrit à l’âge de seize ans son Discours de la servitude volontaire (1576), dans lequel il dénonce à la fois la tyrannie et le système monarchique. On le connaît surtout par Montaigne, dont il a été le maître à penser. Montaigne a rendu hommage à leur amitié passionnée dans un de ses Essais les plus appréciés : De l’amitié. Longuement peiné de la mort de son ami, il a laissé de leur amitié un vibrant souvenir, parlant de « cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite que certainement il ne s’en lie guère de pareilles, et, entre nos hommes, il ne s’en voit aucune trace en usage. »