Mouvement étudiant et démocratie
Le pouvoir de la définition
Le récent mouvement étudiant a été le lieu d’affrontement de différentes visions de la démocratie. Afin de rétablir la « paix sociale » qui serait l’état normal du monde et la guérison d’une fièvre démocratique, on a invoqué la médecine des « négociations » et du « dialogue ». Fin mars, au plus fort d’une solide mobilisation, des voix « autorisées » insistent sur la nécessité de « passer au stade des rencontres », ne plus « utiliser l’espace public pour faire passer ses messages » et ne pas « dévoiler la teneur des discussions » que les parties doivent avoir entre elles (Pier-André Bouchard dans Le Devoir, 29 mars 2005). Cette drôle de démocratie a détourné un mouvement qui ne se pensait pas du tout sur ce modèle.
L’article de Bryan Myles « Pour sortir de l’impasse : le dialogue » (Le Devoir, 26-27 mars 2005) fournit, dès les premiers mots, une formulation exemplaire de ce qui voudrait avoir l’évidence inoffensive d’une définition de dictionnaire domestique : « Dialogue : entretien entre deux personnes ». Mais cette apparente banalité suppose une action beaucoup plus redoutable : la capacité qu’a la définition de créer des natures, des nécessités, des propriétés et des impropriétés. Sur le plan proprement politique, elle soutient les opérations qui déterminent des accès inégaux à la parole sur le monde commun. Issu d’entretiens avec des « spécialistes de la négociation », l’article reconduit cette distribution inégalitaire du pouvoir de parler et d’être écouté·e. Sans la notion d’« experts », cet article n’existerait pas. Il s’agit de relire les propos desdits spécialistes sans les attributs de compétences qui les accompagnent pour se rendre compte qu’ils n’expriment que des partis pris comme les autres. Par exemple : « Les 103 millions, il faut les oublier. Les étudiants doivent fournir une contre-proposition » ; « La population ne tolère pas le vandalisme » ; « Ce n’est pas en annonçant sa position dans les médias qu’on négocie. On négocie derrière des portes closes. » En déterminant les bonnes façons de faire, en s’appropriant le pouvoir de parler au nom des autres et en établissant des fatalités, ces énoncés s’approprient le pouvoir ordinaire de la définition. Ce n’est pas la justesse de ce qu’elles disent qui les différencient des phrases de n’importe qui, mais cette qualité experte qui leur confère un statut particulier. Le maintien de l’ordre normal du monde n’est peut-être pas assuré par autre chose que le déploiement de cette opération de pensée et de discours qui confère une apparence de nécessité à la configuration de la communauté.
Le modèle du dialogue confidentiel entre un nombre restreint de personnes est une version on ne peut plus réductrice et franchement antidémocratique de la politique : elle suppose une répartition restrictive et inégale de la parole. Quand elle intervient à la fin mars, la notion de « négociation » se superpose à l’idée que la mobilisation a fait la démonstration de sa force symbolique et que doit maintenant lui succéder une autre étape, en vertu d’un enchaînement tout tracé et d’un retour à la normale où tout le monde vaquerait à ses activités propres – les bon·nes porte-parole à la négociation, les étudiant·es à leurs études, la rue à la circulation. Mais cet ordre chronologique ne relève en rien de l’évidence. Elle dénote une vision consensuelle de la démocratie, qu’on pourrait spontanément tenir pour une bonne condition du débat politique. Comme on l’a vu au cours de cette grève, elle s’arrime au contraire avec la fermeture du gouvernement. Mais les efforts du ministre visant à exclure sous divers motifs (le plus répandu étant la « violence ») des interlocuteur·trices et des énonciations jugés irrecevables ne découlaient pas exclusivement de l’entêtement arrogant des gouvernants. Ils procèdent directement de cette logique qui réduit la politique au consensus et au dialogue entre partenaires.
Or, la démocratie n’a fondamentalement rien à voir avec le consensus. Elle relève plutôt de la logique dissensuelle qui postule, assez simplement, l’égalité de chacun·e dans le débat sur le monde commun. Sa réduction aux élections apparaît comme une simplification procédurale, qui atteint un degré supplémentaire lorsqu’on invoque la nécessité de passer de la rue au huis clos. Comme le formule la pensée politique de Jacques Rancière, la démocratie concerne le moment où, en vertu du principe d’égalité, des voix sans légitimité ni compétence demandent à être entendues pour ce qu’elles ont à dire sur le sort commun.
Les étudiant·es ont beaucoup parlé cet hiver, de leur propre chef le plus souvent, sans répondre à aucun mot d’ordre. Quand ils disaient qu’« une société mal éduquée est une société pourrie » – n’en déplaise à ceux et celles qui ont assimilé le mouvement à un lobby –, ils démontraient qu’ils avaient, au-delà de leurs propres intérêts, une véritable vision du monde, s’appuyant sur le principe d’une accessibilité à l’éducation détachée des inégalités sociales. Ils parlaient de redistribution des richesses y compris des connaissances, de savoirs critiques et d’institutions d’enseignement indépendantes des prétendues nécessités économiques. On a pourtant dit d’eux qu’ils répétaient des slogans d’une autre époque, des mots anachroniques, mal employés ; que leurs revendications étaient disparates et « radicales », qu’elles n’étaient pas conformes à la définition de la bonne lutte selon laquelle on ne cherche à régler qu’un problème à la fois. Les étudiant·es parlaient bel et bien de notre monde, suscitant dans la population des débats inédits, mais les hautes instances ont trouvé le moyen de ne pas les écouter. Il leur fallait une bonne parole formulée dans le bon lieu par les bonnes personnes. Les moyens que prirent élu·es, expert·es, commentateur·trices médiatiques, président·es des fédérations étudiantes pour invalider les mots des étudiant·es ont contredit la logique démocratique. Ils relevaient de ce que Michel Foucault, dans L’ordre du discours, a appelé des « procédures d’exclusion » dont le rôle est de contrôler, sélectionner la « production du discours » et « d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité ».
Au fil des mois, des gens se sont exprimés dans les rues et les journaux, sans titre de spécialistes, sur la seule base de ce que l’éducation dans le monde nous concerne tous également. Politique et démocratie sont les noms de cette activité pour laquelle il n’y a pas d’expertise.