Les relations entre le communautaire et l’État
Splendeurs et misères de l’autonomie
Dans la conscience que les organismes communautaires québécois ont d’eux-mêmes, leurs actions contribuent à la transformation sociale de la société dans l’optique d’une plus grande justice sociale en autant qu’ils reçoivent la reconnaissance par la puissance publique du statut d’autonomie. Mais autonomie envers quoi ? Envers cette même puissance publique, l’État, qui doit lui remettre, cependant, les clés de son autonomie par l’entremise de subventions publiques sans contrepartie. Formidable ambiguïté ! Subventions qui, faut-il le rappeler, servent aussi à donner une relative autonomie au monde communautaire vis-à-vis la charité intéressée du monde des affaires. Et, si le retour en arrière ne fait pas peur, il est bon de réfléchir sur le fait que l’histoire des organismes communautaires commence, dans les années 60, par une action qui tend à s’affranchir du maillage de l’Église.
L’équation se veut donc simple : s’émanciper du marché des dons [1] et de l’État par le recours à l’État, du fait que celui-ci demeure l’instance institutionnelle de la société. Au nom de la sauvegarde de la société civile comme espace de pratiques autonomes, l’État doit veiller à maintenir une autonomie entre lui-même et les organismes communautaires. De plus, il doit conserver ses fonctions d’ « État-social-interventionniste » [2], puisque c’est par lui que doit se réaliser la justice sociale.
Une autonomie bien ambiguë
Ici l’ambiguïté prend encore de l’épaisseur, car le projet de cet État social doit se concevoir comme l’amalgame de services publics et de pratiques alternatives – autonomes – dont les organismes communautaires sont porteurs, sans que cet amalgame ne repose entièrement sur les épaules des différents réseaux communautaires [3]. Dans ce cadre, le réseau communautaire se doit d’être mieux subventionné parce qu’il faut bien reconnaître ses éléments intrinsèques : une action démocratique, une expertise sur plusieurs problématiques complexes, une main-d’œuvre bien scolarisée (certainement plus que la moyenne de la société québécoise) et des conditions de travail lacunaires en comparaison avec le personnel professionnel et semi-professionnel des réseaux publics et parapublics des services publics [4].
Dans le contexte du capitalisme contemporain, c’est justement à un État-social titubant depuis plus de 25 ans que l’on demande, au Québec, d’assurer ce nombre considérable de devoirs vis-à-vis la société civile et son émanation organisationnelle dont le secteur communautaire représente une bonne part. Face à cette conjoncture, l’État évalue le réseau des organismes communautaires comme une voie pour sauvegarder son intervention publique tout en restreignant ses dépenses. Le gouvernement du PLQ dessine actuellement d’autres chemins de reconnaissance des organismes communautaires pour parvenir à restreindre les coûts. Que l’on pense à l’utilisation du partenariat public-privé et à la création d’une multitude d’organismes à but non lucratif malléables à souhait (par la réforme du droit associatif, parallèlement au gouvernement fédéral) pour soutenir les besoins émergents des nouveaux réseaux de soins de santé et de services sociaux. Grand paradoxe en cela qu’il s’agit d’une option à la fois « libérale » et autoritaire de garantir une plus grande capacité d’action à la société civile…
Quoi qu’il en soit, le caractère autonome de l’action communautaire ne se définit pas uniquement à partir du lien financier entre organismes et État, ni de sa forme organisationnelle. L’image que le milieu communautaire se donne à lui-même (et qu’il donne de lui-même aux autres) laisse songeur par le fait qu’en se présentant comme une véritable machine pratico-intellectuelle de transformation sociale, il ne parvient pas à dépasser l’horizon social-démocrate de l’État-social avec les apories que cela peut comporter. Le véritable enjeu de l’autonomie se joue précisément là.
Une simple interface ?
Bien que le discours des groupes sur l’action communautaire autonome soit porté par les thèmes connus (laisser aux gens le soin de définir leurs problèmes et leurs solutions, reprendre le pouvoir sur leur vie, agir sur les causes réelles des problèmes), leurs pratiques font partie de l’architecture des politiques de l’État-social pour arrimer l’ensemble des composantes de la société à une quelconque cohérence au plan formel. À ce titre, les organismes communautaires sont devenus l’interface entre cet État et la société, bien que l’interface entre eux et L’État soit l’objet d’une constante négociation conflictuelle. Et cela de manière différente pour les divers secteurs qui, bien qu’ils semblent se reconnaître sous l’étiquette d’ « action communautaire autonome » , ont passablement intégré la grammaire interventionniste de la santé publique.
À preuve, l’utilisation abusive des notions de compétences personnelles, de capacité d’adaptation, d’employabilité, d’estime de soi au sein des groupes, transmises par les intervenantes communautaires de plus en plus fraîchement diplômées des différentes écoles de travail social. Pour ce qui est de l’intervention collective, il n’est pas exagéré de dire que des notions comme « empowerment », « effet structurant du développement communautaire sur la communauté » et « action citoyenne » ne sont pas seulement l’apanage du personnel de l’organisation communautaire des nouveaux centres de santé et de services sociaux publics, mais également de celui des différents responsables de la pléthore de tables de concertation locales et régionales. L’organisation communautaire ressemble à s’y méprendre aux stratégies du travail social, sauf qu’il s’agit d’organiser la collectivité, d’intervenir sur elle comme un cas clinique.
Au cœur de ce travail sur la société, auprès des individus exclus du jeu social comme dans une optique de prévention, se dresse un ordre normatif d’autant plus latent qu’il reste indiscuté. Le travail contre la pauvreté devient un travail sur le pauvre ou, dans le meilleur des cas, un travail d’accompagnement du pauvre. Ce qui n’est pas, loin s’en faut, un travail sur la racine de la pauvreté. L’exemple patent de ce glissement est l’action du Collectif pour l’élimination de la pauvreté depuis quelques années. La proposition du Collectif a projeté l’image d’une solution d’autant plus redoutable qu’elle cumulait la technicité juridique et experte pour réduire la pauvreté, sans toutefois agir à sa racine. Ce faisant, elle offrait l’image mobilisatrice d’une société capable d’expurger ses maux par une action rationnelle et consensuelle, image qui sous-tendait le rêve d’une réconciliation de la société par un travail de rapiècement sur sa fracture sociale. Un pur fantasme de la société réconciliée que l’on peut retrouver aujourd’hui avec l’utilisation outrancière de la notion de mixité sociale dans les situations de revitalisation urbaine sur fond de crise du logement [5].
Une social-démocratie en panne...
L’horizon social-démocrate demeure toujours le projet politique implicite des organismes communautaires. Bien sûr, des formulations diverses existent dans la multitude, mais le fait est que c’est interminablement, encore, vers l’État-social, tel un condensateur des revendications sociales, que se tournent les énergies réflexives des organismes communautaires. Historiquement, l’action des groupes peut s’analyser comme une manière d’initier et de parachever l’État-social. Ce qui était bien conforme à l’élan moderniste de l’époque. Sauf que depuis la fin des années 1980, la logique d’ingénierie sociale typique d’une pensée issue de la santé publique tend à s’implémenter dans l’action des groupes [6]. Les moyens n’ont pas manqué : la création artificielle de nouveaux groupes par les établissements en alliance avec la « communauté », le recours des groupes au financement par programme causé par le manque de financement global, le travail de concertation locale. Si bien que s’offre maintenant aux nouveaux réseaux locaux de soins de santé et de services sociaux le soin de planifier la carte des territoires de manière à ce que, dans chaque coin de la province, il n’y manque pas de maisons de jeunes, de centres de femmes, de travail de rue auprès des jeunes marginaux, de comités logement, de groupes d’employabilité, de groupes d’intervention sur la sécurité alimentaire afin de répondre à l’infini.
C’est au prix de bien des contorsions intellectuelles qu’il faut maintenant considérer l’étiquette de « groupes qui oeuvrent à la transformation sociale » que le milieu communautaire se donne, puisque son action converge plutôt vers le maintien d’un univers social et historique en crise. On peut résumer la situation par le fait qu’il devient toujours plus intenable de maintenir les fonctions interventionnistes de l’État-social face au nombre croissant des dysfonctions individuelles et collectives, dans un contexte de réduction de ses moyens financiers. Si la méthode consiste à donner plus d’outils au secteur communautaire, à l’aide d’une plus grande autonomie organisationnelle, pourrait-il réaliser ses nouveaux mandats face à ce que les services publics eux-mêmes ne peuvent plus endiguer ? Le pari paraît énorme.
Il ne fait pas de doute qu’à l’instant même, la réflexion sur un projet de rupture de cet univers social et historique reste à faire. Le problème est qu’une nouvelle version du projet réformiste, même s’il se donne la peine de comprendre l’intenable contradiction dans laquelle est enfermé le dessein social-démocrate, demeure difficile selon les termes choisis par les organismes communautaires. €
[1] Encore que Centraide et les communautés religieuses soient des instances essentielles pour ce qui est de la distribution des subventions et des dons.
[2] Je préfère cette expression volontiers alambiquée à celle de l’État providence.
[3] Que ce soit le scénario de la communautarisation de l’État ou de l’économie sociale. Pour une part du « mouvement » comme on le dit, l’économie sociale par exemple, ce scénario représente pourtant le projet social auquel doit tendre la société québécoise. Ce n’est qu’un cas particulier qui illustre bien le fait que le « mouvement communautaire » constitue une communauté imaginaire.
[4] C’est du moins ma lecture personnelle de certains documents du Comité aviseur de l’action communautaire autonome.
[5] L’espace me manque pour parler plus particulièrement des groupe de défense collective des droits qui ne sont pas à l’abri de certaines critiques. Pensons ici au passage vers la gestion de l’employabilité, le développement et la gestion de l’habitat social, etc.
[6] Ne serait-ce que par l’acceptation du paradigme de la prévention qui devient la porte d’entrée de différentes formes d’interventions dans les milieux populaires sous prétexte qu’il faut qu’ils, eux les pauvres, apprennent la nouvelle grammaire de la vie en société : bien manger, faire de l’exercice, aller à l’école, s’amuser proprement…