Le masculinisme, ou comment faire reculer les femmes
par Marie-Noël Arsenault et Émilie Saint-Pierre
Les récentes actions des superhéros de Fathers for Justice, qui ont escaladé la croix du Mont-Royal et le pont Jacques-Cartier, ont contribué à propulser à une plus grande échelle un discours masculiniste selon lequel les hommes seraient en désarroi et victimes de discrimination sur la base de leur sexe. Le but de cet article est de donner un portrait général de ce phénomène, en s’attardant à un aspect de leur discours : le droit des pères.
L’année 2005 a connu plusieurs manifestations de ces groupes, notamment la tenue à Montréal de la deuxième édition du congrès Paroles d’hommes ainsi que le dépôt de plusieurs mémoires masculinistes à la Commission parlementaire sur la réforme du Conseil du Statut de la femme. Bien que ces masculinistes soient très peu nombreux, nous avons l’impression qu’ils forment un mouvement. Or, ce n’est pas le cas. On estime à une vingtaine le nombre de groupes les plus actifs au Québec, et le même nombre de personnes graviteraient autour de ces groupes. Leurs efforts soutenus pour se faire connaître à travers les médias, particulièrement l’Internet, donnent l’impression qu’ils sont plus présents et importants que dans la réalité.
Qu’est-ce que le masculinisme ?
Il est important de spécifier que les masculinistes ne se définissent pas comme tels, notamment parce que ce terme a été introduit par une féministe afin de définir un « nouveau » type de regroupements d’hommes [1]. En 1989, Michèle Le Doeuff définissait le « masculinisme » comme un « particularisme qui non seulement n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent et leur point de vue). » [2] C’est à la fin des années 50, par l’entremise des revues Playboy et Penthouse, que se forment les premiers groupes « masculinistes ». Ces revues publient des articles portant sur des pères divorcés se disant victimes de leur ex-conjointe. Le partage des biens après le divorce et le paiement des pensions alimentaires représenteraient pour eux une injustice criante. Si le premier cheval de bataille des masculinistes se base sur les revendications concernant le droit des pères séparés ou divorcés, il ne s’agit pas d’un hasard.
L’équivalent du féminisme ?
Les masculinistes partent du postulat selon lequel l’égalité entre les femmes et les hommes serait atteinte. Suivant ce constat, les hommes seraient susceptibles de vivre autant de discriminations que les femmes. Plusieurs vont jusqu’à dire que les hommes seraient victimes des « excès » des femmes, plus particulièrement des féministes, voire qu’ils subiraient un système matriarcal. De fait, non seulement les masculinistes ne reconnaissent pas la discrimination systémique que vivent les femmes, mais ils tentent souvent de se l’approprier à leur avantage.
Il est facile d’observer que certaines catégories de personnes subissent de la discrimination en raison de leur statut social : les Autochtones, les ouvriers et ouvrières, les sans-abri ou les femmes. Or, les masculinistes tentent de faire croire que les hommes seraient discriminés en tant que groupe social. La situation est alors inversée : le dominant devient dominé sous prétexte qu’il subit une souffrance qui serait propre aux hommes. Le plus souvent, les masculinistes prennent en exemple des cas individuels et les généralisent à l’ensemble des hommes. Pourtant, on ne peut élaborer une théorie des rapports sociaux uniquement sur la base d’une souffrance personnelle. Comme le dit Jean-Claude St-Amant : « Oui, il y a des discriminations sur la base de la classe sociale où des hommes sont aussi victimes, mais ils ne le sont pas en tant qu’hommes. » [3]
Ainsi, contrairement à ce que plusieurs croient, le masculinisme n’est pas l’équivalent du féminisme. Il s’agit plutôt d’une contre-attaque de quelques hommes face au projet féministe de redéfinition des rapports sociaux.
Un discours contradictoire
Les masculinistes prônent un discours naturaliste qui se fonde sur la complémentarité des sexes. Cette conception est largement répandue au sein de la société. Elle alimente la croyance populaire voulant que les femmes soient plus sensibles, à l’écoute, et donc plus portées à prendre soin des autres, tandis que les hommes seraient plus rationnels, fonceurs et enclins à prendre des décisions « importantes en un court laps de temps ». Ainsi, une différence biologique attribuerait des capacités spécifiques à chaque sexe et les mènerait à assumer un certain rôle social. Dans cette perspective, l’égalité ne serait assurée que lorsque l’homme et la femme vivent ensemble, car si nous sommes complémentaires, nous sommes complets seulement si nous sommes ensemble. Paradoxalement, si les masculinistes sont d’avis que nous sommes parvenues à l’égalité entre les femmes et les hommes, ils croient aussi que cette égalité est impossible à atteindre, car l’homme et la femme seraient fondamentalement différents. Cette vision fonctionnaliste vise souvent à maintenir un certain modèle traditionnel, le plus souvent patriarcal, de la famille.
Les mouvements des « droits » des pères
Au Québec, ce n’est qu’en 1977 que l’on modifie dans le Code Civil la notion de « puissance paternelle » pour la remplacer par celle de « l’autorité parentale conjointe ». C’est grâce aux luttes féministes des années 1970 qu’un tel changement a pu être possible. À travers leurs revendications, les féministes visaient une transformation globale des rapports et des rôles sociaux de sexe. Dans le cas de la famille, elles voulaient non seulement se libérer de leur image d’épouse et de mère au foyer, mais aussi permettre aux hommes de s’impliquer dans la relation avec leurs enfants et ainsi briser le cliché de l’homme pourvoyeur. À travers cet exemple, nous voyons à quel point certains acquis des femmes peuvent être récents.
La vague masculiniste actuelle s’est constituée en Europe dans les années 1980, avec des groupes mobilisés autour de la question du droit des pères. Elle est donc directement liée à un mouvement de réaction d’hommes souvent mécontents d’avoir perdu certains privilèges associés à la « puissance paternelle ».
Avec les coups d’éclat des membres de Fathers for Justice à Montréal, la population a pu constater par l’entremise des médias comment les groupes de pères affirment que les tribunaux attribuent presque systématiquement la garde des enfants aux mères en cas de divorce. Ils avancent que les juges sont pro-femmes, voire féministes, et qu’ils et elles discrimineraient les hommes. De plus, les femmes profiteraient du système judiciaire en faisant fréquemment de fausses allégations propres à leur assurer la garde exclusive des enfants ainsi qu’une pension alimentaire, au détriment du père. Selon eux, la garde exclusive d’un parent serait néfaste, car les enfants auraient besoin des deux parents pour pouvoir se réaliser complètement. Gilbert Claes, membre de l’Après-Rupture, un groupe d’entraide aux hommes divorcés et séparés, explique que « sans le pouvoir du père, la société part à sa perte. » [4] Toujours selon les masculinistes, la lutte de ces pères ne concernerait pas seulement leurs droits mais viserait aussi l’intérêt de l’enfant. Pour cette raison, ils exigent l’instauration d’une loi qui obligerait systématiquement l’attribution de la garde partagée au moment d’une séparation.
Évidemment, plusieurs personnes contestent cet argumentaire, dont l’avocat Michel Tétrault, spécialiste en droit de la famille [5]. Celui-ci confirme la fameuse statistique fréquemment répétée par les groupes de pères voulant que dans 80 % des cas, les femmes se retrouvent avec la garde des enfants. Par contre, il mentionne qu’en regardant un peu plus loin, on réalise que ces résultats proviennent d’ententes hors cour dans 80 % des cas. Ainsi, dans 20 % des cas, la question de l’attribution de la garde parentale se retrouve devant une juge. Dans les situations où la cour doit trancher, on apprend que celle-ci attribue la garde partagée aux deux parents dans une proportion de 50 %, à la mère dans une proportion de 25 %, puis au père dans l’autre 25 %. Difficile de voir une situation plus équitable... Michel Tétrault s’entend avec plusieurs juristes pour dire que la proportion des gardes partagées est en constante augmentation depuis 10 ans et qu’elle continuera à s’accroître dans les prochaines années. De fait, il ne semble pas y avoir d’injustice criante au niveau des décisions judiciaires sur la garde parentale. Peut-être serait-il plus intéressant de se demander pourquoi la proportion des mères obtenant la garde exclusive est si élevée lors des règlements hors cour, ou pourquoi le nombre de mères monoparentales est encore aujourd’hui si important en comparaison avec les pères dans la même situation.
Les enjeux du féminisme
Il faut souligner que plusieurs groupes d’aide aux hommes n’appartiennent pas au courant masculiniste et cohabitent très bien avec les groupes d’aide aux femmes. La différence entre ces groupes d’aide aux hommes et les groupes masculinistes est qu’ils ne se constituent pas en réaction au féminisme et ne remettent pas en question certains de ses acquis. Les masculinistes se constituent en groupes distincts, chacun ayant comme mission l’aide aux hommes en difficulté, mais ils ne forment pas un mouvement uniforme et organisé. Plusieurs ne se disent pas masculinistes, souvent parce que ce terme a été associé aux mouvements plus extrémistes européens qui préconisaient des méthodes d’intimidation ou de menaces à l’égard des femmes et juges « corrompues ». Ils peuvent s’identifier comme hoministes ou en d’autres termes, pourtant les masculinistes ont une analyse commune : les hommes sont aujourd’hui discriminés en raison de leur sexe.
En plus de devoir poursuivre la lutte pour leur émancipation et l’amélioration de leurs conditions, après être sorties de leur rôle unique d’épouse et de mère, les femmes doivent continuer de s’occuper des hommes. Elles doivent aujourd’hui répondre au ressac masculiniste. En effet, les groupes masculinistes souhaitent, entre autres revendications, l’abolition du Conseil du Statut de la femme pour le remplacer par un Conseil de l’Égalité, ainsi que la reconnaissance juridique d’un pouvoir décisionnel de l’homme en matière d’avortement. La vague masculiniste nous rappelle que les acquis gagnés par les femmes sont fragiles. Nous pouvons alors constater à quel point la lutte féministe a plus que jamais sa raison d’être !
[1] Il y a eu un ressac de la part de certains groupes d’hommes après chaque vague féministe.
[2] « Masculinisme » : petit historique, http://www.arte-tv.com/fr/histoire-societe/archives /Quand_20des_20p_C3_A8res_20se_20vengent/Le_20masculinisme/813720.html
[3] Jean-Claude St-Amant, chercheur à la Chaire d’études Claire-Bonenfant de l’Université Laval, cité dans « Masculinisme » : petit historique (voir note 2).
[4] In Nomine Patris, documentaire de Myriam Tonelotto et Marc Hansmann, Co-production La Bascule/NDR, Allemagne, 2004, 52 mn.
[5] Clairandrée Cauchy, « À qui la garde ? Le sort des enfants ne pose pas de problème à la justice lorsque la séparation des parents se déroule bien », Le Devoir, 28 mai 2005.