L’itinérance en prison : le cas de Montréal
par Céline Bellot
La question de la gestion pénale de l’itinérance n’est pas récente tant l’histoire nous enseigne les liens existants entre pauvreté et enfermement. Pour autant, le regard actuel porté sur l’itinérance comme une incivilité et une menace à l’ordre public contribue à s’interroger sur l’utilisation du droit pénal comme outil de contrôle de ce phénomène.
Si depuis les années 90, la population itinérante semble s’être accrue et diversifiée à Montréal, un des changements majeurs concerne aussi les réponses sociales développées à l’endroit du phénomène de l’itinérance. Les pratiques de tolérance zéro de la police de Montréal et la sécurité privée sont venues marquer de manière plus importante l’expérience de l’itinérance à Montréal. Notre recherche [1] visait à mieux comprendre ce qu’on reproche aux personnes itinérantes en analysant le processus de criminalisation et les réponses pénales utilisées dans la gestion de la population itinérante en se penchant sur le processus de judiciarisation.
Au plan quantitatif, nous avons extrait de la banque de données de la Cour Municipale de Montréal l’ensemble des infractions émises entre le 1er avril 1994 et le 31 mars 2004 auprès de personnes itinérantes qui avaient donné l’adresse civique d’une ressource communautaire œuvrant dans ce domaine. Nous avons ainsi pu extraire 22 685 constats d’infraction relatifs à 4036 personnes (3732 hommes et 303 femmes). Au plan qualitatif, nous avons réalisé 29 entrevues auprès de personnes itinérantes. Ces personnes ont été interviewées sur leur expérience de la rue, sur leur expérience de la judiciarisation, sur leurs représentations des différents acteurs du système pénal.
Il faut d’entrée de jeu constater une très forte augmentation des constats d’infraction émis auprès des populations itinérantes entre 1994 et 2004. Cette augmentation concerne tout autant les infractions relatives aux réglementations municipales qu’à la réglementation de la Société de transport. Quant aux comportements reprochés, ils sont le plus souvent mineurs et concernent la paix et l’ordre public. Il s’agit de l’ébriété publique, de la présence dans les rues et dans les parcs en dehors des heures d’ouverture, de la sollicitation dans les rues et aussi pour avoir pris le métro sans payer. Ce constat tend à montrer comment la visibilité de la pauvreté dans l’espace public constitue l’enjeu majeur de la judiciarisation.
Par ailleurs, l’analyse du processus judiciaire des constats d’infraction a permis de montrer les enjeux relatifs à ce processus en termes de coûts et de temps de manière individuelle et globale. Ainsi, il est possible de constater que le parcours d’un constat d’infraction au travers du processus judiciaire est long, puisqu’il faut en moyenne plus de 4 ans pour que ce processus aboutisse. Il est en outre coûteux puisqu’à chaque étape du processus, des frais de justice s’ajoutent au point de tripler le montant initial de l’amende. Ces différentes augmentations du nombre de constats comme de l’amende et des frais de justice ont eu pour conséquence de faire passer le montant total dû par les personnes itinérantes d’environ 136 000 $ en 1995 à plus de 800 000 $ en 2003. Au total, l’ensemble des constats d’infraction pourrait représenter une somme de plus de 4,8 millions de dollars au terme de leur parcours judiciaire.
En observant la manière dont les dossiers ont été fermés, il nous a été possible de constater que plus de 75 % des dossiers étaient clos par l’incarcération de la personne itinérante pour non-paiement d’amende, au terme d’un processus ayant duré en moyenne plus de 4 ans, et 15 % par l’imposition de travaux compensatoires.
L’analyse des constats d’infraction émis auprès des personnes utilisatrices de services pour les populations itinérantes a permis de constater l’augmentation importante de la judiciarisation et l’explosion des coûts de cette judiciarisation tant pour les personnes itinérantes que pour le système judiciaire. Cette étude témoigne ainsi de l’emballement d’un système opérant sans données et avec une présence minime d’avocats, puisqu’il s’agit d’infractions pénales ne faisant pas l’objet de statistiques, contrairement aux infractions criminelles, et qui ne sont pas couvertes par l’aide juridique. De plus, si les gouvernements semblent mettre de l’avant, dans leurs politiques, le fait que l’incarcération doit être le dernier recours dans la gestion de la criminalité, il est paradoxal de constater que l’incarcération demeure le mode privilégié de gestion des infractions pénales, qui ne sont même pas comptabilisées dans les statistiques criminelles. Ainsi, les pratiques de judiciarisation, ancrées dans des stratégies de tolérance zéro, révèlent comment il est devenu légitime d’enfermer les plus pauvres au nom de la sécurité et de la qualité de vie de certains citoyens et pour rendre les rues du centre-ville plus propres et attrayantes. Cacher la pauvreté en prison, telle est la réponse sociale de Montréal à l’itinérance et aux difficultés vécues par des individus. Pourtant, les personnes rencontrées nous ont témoigné des conséquences néfastes pour elles de ces pratiques. L’incarcération les conduit en effet le plus souvent à perdre le peu qu’elles ont en termes de logement, de revenu et de relations ainsi qu’à mettre un terme aux démarches qu’elles peuvent avoir entreprises pour s’en sortir : démarche thérapeutique, démarche d’insertion sociale et professionnelle.
Face aux coûts sociaux et financiers de ce système, aux conséquences préjudiciables pour les personnes, n’est-il pas temps de trouver des alternatives à l’intervention pénale et à l’incarcération pour répondre aux besoins des personnes, notamment des jeunes en difficulté, au-delà même des solutions d’accompagnement qui ne peuvent qu’atténuer les méfaits de la judiciarisation ?
Le site du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM)
[1] Céline Bellot et al., La judiciarisation et la criminalisation des populations itinérantes à Montréal, Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), 2005. Disponible à l’adresse : www.rapsim.org