La gauche et l’islamisme

No 013 - février / mars 2006

Deuxième contribution au débat

La gauche et l’islamisme

par Mabrouk Rabahi

Mabrouk Rabahi

Depuis les attentats du 11 septembre 2001 et l’état d’urgence planétaire décrété par les États-Unis sous prétexte de « guerre au terrorisme », dans les pays occidentaux, les personnes issues des pays arabo-musulmans sont en butte à toutes les discriminations, tant ethno-raciales que socio-économiques. De plus, les pays arabo-musulmans sont également victimes de l’impérialisme occidental et de l’incurie de leurs propres dirigeants. Au nord comme au sud, des courants politiques « musulmans » prétendent mener des luttes pour contrer ces injustices. Ce constat soulève des défis pour la gauche, qui doit d’une part comprendre les phénomènes politiques se réclamant de l’islam et trouver la meilleure stratégie pour y répondre et, d’autre part, prendre ses responsabilités dans la lutte contre les injustices subies par des nations à majorité musulmane et par les minorités arabo-musulmanes d’Occident. La relation entre la gauche et l’islamisme politique soulève plusieurs questions : comment mener la lutte contre l’islamophobie et le racisme tout en maintenant une vigilance constante à l’égard du fondamentalisme religieux ? L’islamisme peut-il apporter une contribution positive à la lutte anti-impérialiste ? Une action politique inspirée par l’islam peut-elle être également progressiste et compatible avec la gauche ? Les enjeux ne sont pas les mêmes dans les sociétés occidentales où les personnes de confession islamique, minoritaires, sont victimes de racisme et dans les pays arabo-musulmans où la gauche et l’extrême-gauche laïques sont également victimes de l’islamisme politique. Nous avons demandé à deux membres de la rédaction, Benoît Renaud et Mabrouk Rabahi, de lancer le débat.

L’intégrisme islamique est-il un allié objectif dans les luttes des peuples musulmans contre les régimes les plus despotiques de la planète, les juntes militaires et les monarchies du monde arabe et non arabe et contre leurs soutiens impérialistes ? Doit-on associer cette composante dans les luttes contre le racisme, contre le chômage, dans les luttes sociales actuelles en Europe et en Amérique du Nord ?

La réponse affirmative repose sur une illusion majeure : la pseudo-nature révolutionnaire, anti-impérialiste et même progressiste de l’intégrisme islamique, nature qu’il a plutôt récupérée des mouvements populaires, en raison de la division et de la faiblesse de la gauche dans les contextes différents de l’Égypte des Frères musulmans, de l’Iran du khomeynisme et de l’Algérie du Front islamique du salut (FIS). Les conditions objectives de la faiblesse du mouvement ouvrier, le discrédit des idées socialistes, l’offensive néolibérale, l’arrogance impérialiste états-unienne, le despotisme arabe quasi éternel ont fait que Mahomet a coupé l’herbe sous les pieds de Marx.

Cela ne veut pas dire que l’intégrisme est un fascisme, bien que les ressemblances l’emportent sur les différences. Le monde musulman qui l’a vu naître n’a récolté que la face fasciste : le programme réactionnaire moyenâgeux, antidémocratique, misogyne, antihomosexuel, raciste envers les minorités ethniques et confessionnelles, appliqué non pas à la lettre mais à la hache.

Le deuxième élément fascisant, à savoir la violence consubstantielle à l’intégrisme islamique, rend caduque et non avenue sa tendance anti-impérialiste et sa lutte armée contre les régimes en place, qui ne sont finalement qu’un anti-occidentalisme mettant dans le même sac la secrétaire travaillant aux Twin Towers et Bush, l’ouvrier londonien empruntant le métro et Blair, le civil israélien et Sharon. De la prise des armes, pour ne citer que le cas de l’Algérie, l’inconscient collectif retiendra qu’il s’agit d’escadrons de la mort, de hordes sanguinaires pour lesquelles les dizaines de milliers de civils massacrés dans la campagne ou dans les villes d’une part et les généraux d’Alger d’autre part, c’est kif kif.

Comme les intégristes, Ben Laden ou Ali Belhadj (le numéro deux du FIS), n’ont rien compris à l’histoire, adeptes du Fiat divin en politique, cette projection du désir en actions dont les fruits devraient apparaître immédiatement : l’impératif que les peuples se retournent contre leurs dirigeants hic et nunc, leur phantasme irréalisable. Ils déclarent tous les peuples impies et dignes d’extermination, adoptant une logique de la menace et de la vengeance faisant que les peuples choisissent les moins pires. Retour à la case départ : Bush est réélu, Bouteflika, candidat des généraux, est réélu lui aussi. Un père fouettard vaut mieux qu’un frère assassin.

Si l’intégrisme islamique n’est ni un fascisme, ni un progressisme – comme le concluent certains marxistes [1]–, il faut pourtant, premièrement, éviter d’apporter une caution politique aux régimes en place et avaliser du même coup l’intervention impérialiste dont les peuples afghan, palestinien et irakien ont déjà payé le prix après le 11 septembre 2001. La diabolisation de l’islamisme par la droite politique s’opère par sa réduction à son aspect culturel, un réductionnisme ethnocentrique que les partisans de la fin de l’histoire (Fukuyama) et du choc des civilisations (Huntington), idéologues de la Maison blanche, ont érigé en dogme en substituant au syndrome rouge la peste verte. Deuxièmement, il faut éviter les erreurs de la gauche dans le passé, avec l’illusion de la gauchisation de l’islamisme en récupérant sa base, ou dans un front unique avec ses dirigeants, une illusion vite dissipée – on connaît le sort réservé à la gauche iranienne pendant la période post-révolutionnaire, entre 1979 et 1981. Chris Harman, un marxiste britannique, maintenait encore cette illusion tactique énoncée dans sa règle de conduite en 1994 : « parfois avec les islamistes, avec l’État jamais ».

L’élément le plus important, au delà de cette dichotomie fascisante ou gauchisante de l’islamisme, qui fait distinguer une gauche soucieuse de son autonomie au niveau de l’analyse ou du projet d’action, c’est bien le contenu de classe à donner au phénomène islamiste. Encore une fois, c’est l’élément le plus commun entre le fascisme européen de la première moitié du XXe siècle et l’intégrisme islamique, à la différence que le deuxième n’est pas une réaction à la montée du mouvement ouvrier.

L’intégrisme en Algérie

L’intégrisme islamique est un phénomène urbain, qui a fleuri dans les grandes villes. Sa base sociale est la petite bourgeoisie hétéroclite des commerçants et des petits propriétaires déchus, la pléthore des diplômés au chômage et les instituteurs, lesquels ont drainé de larges couches sociales défavorisées des quartiers populaires et des banlieues. Le cadre idéologique est offert par la convergence d’un réseau allant des universités aux milliers de mosquées d’où lançaient leurs diatribes les prêcheurs les plus zélés, en passant par les associations caritatives religieuses bénéficiant du soutien institutionnel des États dans les domaines de la législation et de l’éducation, de même que des bailleurs de fonds du Golfe.

Que ce soit pendant les années 70 à l’ère du capitalisme monopolistique d’État, des bourgeoisies nationales ou monarchiques au pouvoir (tant prorusse que proaméricaine), à l’époque de l’Infitah (ouverture économique et libéralisation) en Égypte avec Sadate, ou dans l’Algérie de Bendjedid, l’islamisme était le meilleur antidote utilisé contre la gauche. Les universités étaient des champs de bataille qui opposaient intégristes et progressistes – songeons à Kamal Amzal, militant d’extrême gauche assassiné le 2 novembre 1982 au campus de Ben Aknoun à Alger par des intégristes à qui il tenait tête. La rue prendra la relève avec ses défilés hystériques dans une fusion quasi mystique avec des leaders formés à l’école de la rhétorique et de la vindicte.

Dans le cas de l’Algérie, le mouvement des femmes, le mouvement culturel berbère et la grève générale des travailleurs sous l’égide de l’Union Générale des Travailleurs (UGTA) étaient les seuls remparts ayant fait reculé relativement la nébuleuse du FIS. D’ailleurs, entre les élections municipales qu’il avait emporté en juin 1990 et les fameuses législatives de décembre 1991, le FIS avait perdu presque un million de voix. Son syndicat fantomatique jaune, le Syndicat islamique des travailleurs (SIT) – défendre l’employé et l’employeur, la lutte des classes n’existe pas – a reçu un échec cuisant lors de l’insurrection de juin 1991. En réagissant, Ali Belhadj annonçait déjà la couleur : « Je ne respecte ni les lois, ni les partis. Je les piétine sous mes pieds. Ces partis doivent quitter le pays. Ils doivent être réprimés... Un tiers de la population doit disparaître » [2] ; «  La femme n’est pas destinée à travailler. La femme est une reproductrice d’hommes. Elle ne produit pas des biens matériels, mais cette chose essentielle qu’est le musulman. » [3]

En Algérie, ceux qui sont allergiques au discours de classe tout en sapant toute construction d’un mouvement autonome pour barrer la route à l’intégrisme et qui préfèrent les alliances d’en haut se sont rangés en deux clans : les éradicateurs et les réconciliateurs. Les premiers, provenant du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RDC, droite libérale) du Mouvement démocratique et social (MDS, ex parti stalinien), soutenus par les généraux, défendaient la démocratie avec les chars ; les deuxièmes, provenant du Front des forces socialistes (FFS, social-démocrate) du Parti des travailleurs (PT, trotskiste lambertiste) et d’une partie du Front de libération nationale (FLN) soutenus par l’Internationale socialiste, plus royalistes que le roi, voulaient réhabiliter le FIS sous l’arbitrage de l’armée. L’échec de ces derniers en a fait d’eux, plus tard, les partisans du fameux « Qui tue qui », en attribuant à l’armée tous les massacres. Cette bipolarisation stérile a permis au pouvoir algérien d’appliquer, sous couvert de la dette extérieure, les réformes destructrices dictées par le FMI et la Banque mondiale (600 000 travailleurs licenciés en huit ans).

Et l’islam dans tout cela ?

Malgré l’amalgame des vocables « islamisme », « intégrisme » et « fondamentalisme », l’islam, comme toute religion, doit avoir méthodologiquement le même statut qu’en politique, c’est-à-dire une non-référence, relevant de la sphère privée. On a affaire à des exploités et chômeurs, pas à des croyants pris tout d’un coup par la folie de faire advenir le royaume de Dieu sur Terre ; des prostituées et des jeunes qui vantent les paradis artificiels de la bonne came votent pour les islamistes pour sanctionner le pouvoir avant tout. Il fut un temps, dans ces sociétés, où les pratiques religieuses étaient considérées comme affaires de vieux. Le sens véhiculé par les masses est immanent et matérialiste dans leur tentative de libération, que ce soit au nom de la nation ou de la religion. Il faut éviter de tomber dans le piège du culturalisme anthropologique et orientaliste, qui débouche sur des apories du genre « incompatibilité de l’islam et de la modernité » ou à « l’impossible laïcisation de l’islam », comme s’il s’agissait d’une affaire interne à l’islam dont l’exégèse et la transformation sécularisante résoudraient le problème [4]. Attendons donc les Lumières musulmanes dans deux siècles ou plus !

La récente Intifada française des Blacks et Beurs démontre elle aussi que les jeunes des banlieues occidentales ne peuvent être catégorisés islamistes pour mieux les réprimer, eux qui narguent la religion de leurs parents. La référence à l’islam dans ces contextes n’est qu’une affirmation identitaire vidée de tout contenu religieux, comme il y a des centaines de jeunes au Maghreb qui se christianisent par haine de l’islam. Pour le mouvement altermondialiste, il est erroné de considérer un Tariq Ramadan (petit-fils de Hassan Al-Bana, fondateur du mouvement des Frères Musulmans en Égypte en 1928) comme représentatif des communautés musulmanes victimes du racisme. Il est un théologien de la régression et non de la libération et n’a rien à voir avec les luttes sociales. C’est le prototype de l’intégriste new look, sexy et séducteur, dont la sophistication rhétorique cache un profond intégrisme.


[1Voir Maxime Rodinson, L’islam : politique et croyance, Fayard, 1993, Chris Harman, Le Prophète et le prolétariat, 1993, disponible sur le site www.socialismeparenbas.org, Gilbert Achkar, Le Choc des barbaries, Complexe, 2002.

[2Alger Républicain, 05/04/1991.

[3Horizons, 23/02/1989.

[4Référence aux thèses d’Olivier Roy et de Gilles Kepel.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème