Quand la prévention se transforme en contrôle social
par Myreille Audet et Marie Pelchat
La prévention en santé publique s’organise désormais autour d’une vision épidémiologique des problèmes sociaux, orientant les interventions de l’État vers des « clientèles » ciblées, afin de contrôler les coûts pour la société des risques liés à des comportements individuels « déraisonnables » et à des habitudes de vie « suspectes ». Les organismes communautaires œuvrant en santé et en services sociaux sont sommés de s’intégrer à cette démarche.
Le contrat social autour du droit à la santé et la nature universelle de ce contrat se sont effrités au cours de la dernière décennie, malgré les sondages révélant que les Canadiens et Canadiennes tiennent a leur système de santé. Le discours des gouvernants fait porter aux individus la responsabilité de leur état de santé, sans que ceux-ci aient plus de pouvoir sur leurs conditions de vie. Réductions d’impôts obligent, on doit contrôler les coûts du réseau de santé ainsi que ses usagers cependant que les entreprises pharmaceutiques, l’agrobusiness, les compagnies de tabac et les grands pollueurs s’en tirent à bon compte. On justifie certaines désassurances, on refile une partie de la facture au client et on fait de la place au privé.
Au Québec, la nouvelle Loi 83 [1] se fait parcimonieuse. Elle cible les clientèles, contrôle et normalise les interventions. Indépendamment du contexte dans lequel elle s’exerce, la pratique la moins onéreuse fait la règle. Dans la foulée de la fusion des établissements d’un même territoire en un seul Centre de santé et de services sociaux (CSSS), l’institution intègre à son offre de services celle des organismes communautaires. Ces derniers se voient confirmés dans le rôle de sous-traitants que le gouvernement précédant leur réservait. Par le biais d’ententes de service avec le CSSS et au nom de la prévention et de la promotion de la santé, ils sont conviés à s’inscrire dans une dynamique de contrôle social de leurs membres et usagers, des personnes référées par les institutions publiques.
Depuis plus de 10 ans, plusieurs intervenantes et militantes du mouvement communautaire, s’inquiétant de cette « tendance lourde », tentent de préserver leur espace démocratique, leur mandat d’éducation populaire et leur mission de changement social. En 2002, des représentantes de cinq regroupements d’organismes famille et d’organismes œuvrant auprès des jeunes se sont associées à des chercheurs de l’École de travail social de l’UQAM pour analyser les conséquences politiques et démocratiques de différents programmes de prévention, particulièrement des nombreux programmes de prévention précoce qui ciblent les jeunes mères d’enfants de 0 à 5 ans. À la suite d’un colloque tenu les 3 et 4 mai 2002 intitulé De l’intervention précoce à la prévention féroce, ils publiaient un article dans la revue Service social en décembre 2002, sous le titre Les programmes de prévention précoce : fondements théoriques et pièges démocratiques [2]. Cette lecture nous apparaît incontournable parce qu’elle brise le silence autour des enjeux politiques de contrôle social que soulèvent l’implantation de ces programmes de prévention. Ses auteurs posent un regard critique sur les fondements théoriques de cette approche et en démontrent les tenants et aboutissants.
S’ils ont étudié plus spécifiquement le Programme de soutien aux jeunes parents dont le « surciblage » et l’intensité de l’encadrement les ont alertés, leur questionnement « s’ouvre à l’ensemble des programmes ciblés qui s’inscrivent sensiblement dans la même perspective politique, et ce, même s’il existe différents degrés dans les modalités de contrôle mises en place ». Ils y voient « un enjeu politique fondamental autour de l’autonomie sociale des populations marginalisées ».
Présentés comme une forme d’action en faveur des familles vivant en contexte de vulnérabilité, ces programmes visent à agir intensivement auprès des familles à risque avant ou dès la naissance de l’enfant pour corriger les problèmes d’inadaptation et les comportements délinquants avant qu’ils ne surviennent à l’adolescence. Les personnes démunies sont réduites « à des objets dysfonctionnels qu’il faut réhabiliter par les seul moyens proposés par les experts ». Les études à l’origine de ces programmes « insistent principalement sur l’identification des facteurs individuels, familiaux et sociaux pour prévenir les risques d’adoption de comportements déviants de la part des parents mais surtout des enfants qui deviendront à leur tour des adolescents et des adultes. (…) Cette orientation scientifique recherche le consensus et l’harmonie en niant le sens politique des conflits qui existent entre groupes sociaux (…) sans égard critiques pour les contextes d’appauvrissement et de brouillage des repères normatifs associés à la montée des formes d’individualisme (...) et elle occulte les relations hommes-femmes ». « Même si la notion d’environnement est constamment évoquée, les facteurs retenus pour expliquer les comportements déviants se résument à faire porter la responsabilité des problèmes essentiellement sur les jeunes et leur famille. Rarement, on prévoit des actions concrètes pour améliorer les conditions de vie des personnes ».
Les auteurs analysent en profondeur les conséquences spécifiques de ces programmes d’intervention sur les pratiques des organismes communautaires et les pratiques institutionnelles, mais aussi sur les citoyennes et citoyens directement concernés. Pour les mères : « désappropriation de la responsabilité parentale (...), réduction de la parentalité à un savoir-faire technique pouvant s’acquérir par des cours ou une formation. » Pour les jeunes : « stigmatisation de l’enfant désigné à risque avant même qu’il manifeste les comportements appréhendés (…), réduction de son parcours biographique à une trajectoire probabiliste qui qualifie son destin. »
Pour les auteurs, « la question politique ne se pose pas seulement en termes d’intentions bienveillantes mais [également] en termes de conditions pratiques favorisant ou non l’appropriation collective par les citoyens et les citoyennes de ce travail de définition des problèmes, des besoins et des pratiques. » C’est également à l’aune de cette question politique que nous devrons évaluer les grands problèmes des « clientèles » imposées par le gouvernement et les projets préventifs qui en découleront.
[1] Loi 83 : Loi sur les services de santé et les services sociaux, adoptée en novembre 2005.
[2] Les auteurs de l’article sont Michel Parazelli, Jacques Hébert, François Huot et Michèle Bourgon, professeures et chercheures à l’École de travail social de l’UQAM ainsi que Carole Gélinas, coordonnatrice du Regroupement des organismes familiaux de Montréal (ROCFM), Claudine Laurin, secrétaire exécutive au Bureau de consultation jeunesse, Sylvie Levesque, coordonnatrice de la Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec (FAMRQ), Marie Rhéaume, coordonnatrice de la Fédération des unions de familles et Sylvie Gagnon, coordonnatrice du Regroupement des organismes communautaires autonomes jeunesse du Québec (ROCAJQ).