Michel Foucault et le contrôle des populations
Dispositifs de surveillance
par Christian Brouillard
Une obsession semble hanter les pouvoirs publics quand il est question de pauvreté : arriver à déterminer exactement qui, dans les couches des populations appauvries, est le « véritable » pauvre. Cette entreprise de démarcation entre le vrai et le faux pauvre (du moins selon les critères établis par le pouvoir) est similaire à celle qui tente de tracer la frontière entre le sain et le malade, le rationnel et le « fou » ou « l’honnête homme » et le criminel.
Ce processus de classification a surgi, en Occident, à partir de l’âge classique (xviie-xviiie siècles) et s’est graduellement concrétisé dans un réseau de dispositifs articulant discours spécialisés (criminologie, psychiatrie, épidémiologie, urbanisme, travail social, etc.) et institutions, le tout devant gérer et surveiller des populations-cibles.
L’étude de l’émergence et du mode de fonctionnement de ces dispositifs de contrôle social a, durant les années 60 et 70, fortement progressé avec l’apport des travaux du philosophe français Michel Foucault (1926-1984).
Une force de proposition
Pourquoi s’attarder sur la figure de Foucault alors que d’autres intellectuels (Pierre Bourdieu ou Robert Castel, entre autres) ont eux-aussi travaillé sur plusieurs aspects de la question sociale ? D’abord, à cause de la rupture que celui-ci a introduite dans la conception de l’intellectuel « engagé ». Alors que Sartre, en devenant « compagnon de route » d’organisations politiques plus que douteuses, mettait en veilleuse son travail de réflexion, Foucault, dans sa période la plus militante (durant les années 70 avec entre autres le Groupe d’information sur les prisons), tout en se dépensant sans compter, continuera avec acharnement son travail philosophique. C’est qu’il y a nécessité de faire savoir ce qui se passe réellement dans des institutions comme la prison ou l’asile, véritables « cases noires de notre société ». Cette volonté de faire savoir impose à l’intellectuel le devoir de ne pas substituer sa parole à celle des gens « d’en bas », mais bien d’exhumer les voix de ces derniers pour qu’on puisse enfin les entendre. L’intellectuel n’est plus alors dans une position de maîtrise, proférant une vérité universelle mais, plus humblement, à partir de son travail d’écoute, est en mesure de fournir des outils spécifiques d’analyse et constituer ainsi une force de proposition dont les militantes pourront se servir
Dans ce « coffre à outils » d’analyse produit par Foucault, il y a trois ouvrages – Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Naissance de la clinique (1963) et Surveiller et punir (1975) – qui sont essentiels pour donner à voir la généalogie des dispositifs de contrôle social, dont celui de la pauvreté.
Généalogie de la pauvreté
Nous ne pouvons ici que résumer dans ses grandes lignes la pensée de Foucault telle qu’on peut la lire dans les trois ouvrages mentionnés. Il faut d’abord relever que la pauvreté n’a pas toujours été considérée comme un problème social. Dans les sociétés traditionnelles, la misère relevait de facteurs extra-humains, soit à cause de défaillances naturelles (épidémies, mauvaises récoltes), soit du fait que l’ordre social générant les inégalités était légitimé par un principe divin. Au Moyen Âge occidental, la pauvreté était ainsi considérée de manière ambivalente, tantôt méprisée car signe de déchéance, tantôt exaltée parce que proche de la figure du Christ. Avec la grave crise du féodalisme, au xive siècle, cette conception bascule.
La généralisation de la misère transforme en effet le visage du pauvre : de simplement méprisé ou exalté, il devient sujet d’effroi, car porteur de troubles et de désordres sociaux. De plus, le pauvre apparaît comme une atteinte à l’ordre moral car, à une époque où l’individualisme se développe, il devient suspect d’être lui-même responsable de son état, soit par paresse ou autres vices. Pour les dominants, la misère qui prolifère doit être maîtrisée et contrôlée en vue d’assurer le maintien de l’ordre social.
Cette volonté de maîtrise va conduire au grand renfermement de l’âge classique. La société interne alors tout ce qui est susceptible de la nier sous une forme ou une autre : les pauvres mais aussi, pêle-mêle, les criminels, les malades, les insensés et les chômeurs. Le but sera de mettre au travail, dans des workhouses, cette masse d’individus jugés comme une charge non seulement économique mais aussi morale. Le travail apparaît ainsi comme le remède à la pauvreté moins pour sa puissance productrice que pour la valeur éthique qu’il donne à l’individu que l’on y oblige. Il permet aussi de sanctionner le « faux » pauvre, le fraudeur qui n’a pas droit à l’aide publique. On assiste ici au passage d’une société disciplinaire (où le châtiment prenait la forme du supplice des corps) à une société de contrôle où l’on surveille plutôt les « âmes », c’est-à-dire les processus mentaux et affectifs de populations ciblées.
Les traits modernes de la pauvreté commencent alors à se dessiner : le pauvre est porteur potentiel de problèmes pouvant perturber l’ordre social, souvent un fraudeur et un « paresseux » qu’il faut contrôler et dont le salut moral passe nécessairement par la mise au travail.
Le contrôle moderne
Cependant, avec le développement du capitalisme moderne au xviiie siècle, il apparaît vite que le dispositif des workhouses est de plus en plus inadapté, tant économiquement que socialement. Le système va alors se redéployer, assignant aux diverses constituantes de cette multitude enfermée une institution spécifique : aux insensés l’asile, au criminel la prison et au malade la clinique. Quant aux pauvres, les mécanismes de marché qui commencent à s’emparer de la société les forceront bien à travailler sous peine de mourir ou de survivre faiblement de l’aide privée. Et pour les autres qui prendront la voie de « l’illégalisme », les prisons seront là pour les retirer de la vie sociale. La mise en place de ces dispositifs de contrôle ne s’est, cependant, pas faite sans opposition, que ce soit sous des formes individuelles ou collectives.
De ce vaste tableau que peint Foucault, il ressort un changement significatif de définition de ce pouvoir qui, non sans résistances, gère, surveille et classifie les individus selon les normes dominantes. Le pouvoir, en effet, ne peut plus être vu comme une « chose » assignée à un lieu spécifique (l’État) mais bien plutôt comme un rapport opératoire, une relation constituée de l’ensemble des rapports de force dans le champ social, que ce soient par les forces dominées ou dominantes. Il en découle deux conclusions : premièrement, « là où il y a pouvoir, il y a résistance », c’est-à-dire, dans le cas qui nous occupe, que les pauvres ne sont pas de simples objets (d’étude ou de sollicitude) mais sujets et forces capables de nommer, ruser, affronter ou se résigner à leur oppression. Deuxièmement, pour transformer l’ordre des choses, on ne peut pas simplement « prendre » le pouvoir car il n’est pas une chose, on ne peut que tenter de déconstruire les relations de pouvoir en vue de produire des situations un peu plus égalitaires et libres.
C’est une stratégie qui ne va pas de soi, car elle ne peut se décréter ou s’imposer. Elle n’en reste pas moins d’actualité à notre époque, modelée par les politiques néolibérales, où le capitalisme semble nous ramener vers un nouvel enfermement avec la multiplication des législations d’exception, une valorisation débridée de l’incarcération (le « modèle américain » !) comme seule solution aux problèmes sociaux et l’implantation de mécanismes de contrôle de l’espace public tels que les caméras de surveillance ou l’espionnage d’Internet. Il est clair que nous n’en avons pas encore fini avec la société de contrôle que décrivait Foucault et c’est en ce sens que les outils théoriques qu’il nous a légués restent toujours d’un intérêt primordial.