Le corps des femmes sous contrôle médical
La médicalisation de la naissance
par Catherine Gerbelli
Pour la deuxième fois, À Bâbord ! ouvre ses pages à la Coalition pour la santé sexuelle et reproductive. Cette série d’articles porte sur la médicalisation de la sexualité et de la vie reproductive et vise à mettre en garde contre un discours et des pratiques médicales qui envahissent notre conception du corps et de la santé.
La médicalisation de la naissance dans plusieurs pays industrialisés, dont le Québec, peut se définir comme l’appropriation progressive et quasi complète par le secteur médical de l’une des expériences humaines les plus fondamentales. Cette expérience, faut-il le rappeler, a pour fonction d’assurer la pérennité de l’espèce et des sociétés. Elle revêt de par ce fait une valeur inestimable. Cette appropriation a été grandement facilitée par le déplacement de l’accouchement du domicile vers les centres hospitaliers, et ce, pour l’ensemble des femmes enceintes, sans égard au fait qu’elles soient ou non en bonne santé, ni qu’elles aient ou non une grossesse normale (plus de 80 % des grossesses sont considérées normales au Québec). La médicalisation de la naissance est abordée ici en tant que phénomène social et ne remet pas en question la prise en charge médicale des femmes enceintes malades ou qui présentent une grossesse pathologique.
Cet article cherche à mettre en évidence le fait que la rhétorique permettant la poursuite d’une médicalisation débridée de la naissance est parfaitement en phase avec le discours qui soutient le modèle néolibéral. Nous avons choisi d’illustrer cette affirmation en examinant les dimensions productiviste et sécuritaire, pierres angulaires de la médicalisation. Dans le même ordre d’idées, les résistances à cette médicalisation participent d’une exigence de citoyenneté.
L’industrialisation de la naissance
La médicalisation de la naissance est un phénomène social qui a fait l’objet de nombreuses recherches au cours des dernières décennies [1]. Ces dernières ont démontré son caractère contrôlant et coercitif. Par exemple, l’interdiction faite aux femmes en travail de manger ou de boire, ne les aide pas à accoucher, au contraire. Tandis que des études ont démontré la nécessité de s’hydrater durant le travail, cela reste interdit dans plusieurs hôpitaux montréalais [2]. Cela illustre le fait que les femmes en travail, leurs partenaires ainsi que les professionnels impliqués dans l’accouchement, sont contraints d’agir de façon à répondre prioritairement à des normes fixées par les protocoles médicaux et les routines hospitalières [3].
En outre, le déplacement de la naissance à l’hôpital a été l’occasion d’expérimenter les moyens à mettre en œuvre pour mieux contrôler le temps imparti à l’accouchement. Dans un hôpital particulièrement achalandé d’Irlande, une équipe a mis au point, à la fin des années soixante, un modèle de gestion active du travail (active management of labour) afin de s’assurer que la durée d’un premier accouchement ne dépasse pas 12 heures [4]. Ce modèle a fait école. Quand une femme entre spontanément en travail (début des contractions), on utilise des interventions « de routine » telles que la rupture de la poche des eaux qui augmente l’efficacité mais aussi l’intensité des contractions. Si la progression du travail ne se situe pas à l’intérieur des normes établies, on accélère le travail mais aussi l’intensité des contractions en injectant, via un soluté, des hormones synthétiques à la mère. La surveillance du bébé est assurée le plus souvent grâce à un appareil enregistrant en continu sa fréquence cardiaque mais qui limite la mobilité de la mère. Enfin, on accélère la naissance proprement dite en effectuant une épisiotomie (coupure du périnée), mais celle-ci a pour effet d’augmenter les risques de déchirures graves et les douleurs dans la période postnatale. Le modèle productiviste et standardisé de la naissance a permis de diminuer la longueur du travail et donc la durée du séjour des femmes en salle d’accouchement. Tout comme Ford a mis au point la chaîne de montage la plus efficace possible, le modèle productiviste de la naissance a un effet positif sur l’organisation et la rentabilité des soins d’obstétrique en centre hospitalier. Mais la gestion active du travail a rendu l’accouchement beaucoup plus douloureux et étranger au corps des femmes. Et pour y remédier, on a généralisé l’utilisation de la péridurale, privilégiant une solution technique et pharmaceutique.
Hors de l’hôpital point de salut
Dans bien des milieux, l’accouchement n’a pas bonne presse. Il y a quelques années, une émission de vulgarisation scientifique à Radio-Canada présentait un documentaire de la BBC dans lequel on affirmait que sa propre naissance est l’expérience la plus dangereuse que chaque être humain est amené à traverser. Ce genre d’affirmation permet de continuer à clamer que c’est à l’hôpital que les femmes doivent accoucher, si elles veulent assurer leur bien être et celui de leur bébé. Cette affirmation, basée sur des opinions, est présentée comme une vérité scientifique. Or, les études continuent de démontrer que pour des femmes en bonne santé présentant une grossesse normale, l’accouchement en maison de naissance ou à la maison est aussi sécuritaire que l’accouchement à l’hôpital [5].
Il faut insister sur le fait que l’utilisation d’affirmations erronées nourrit efficacement la peur de l’accouchement, assurant ainsi la soumission de beaucoup de femmes aux interventions. Ce qu’on « oublie » de dire aux femmes, c’est l’engrenage qui en résulte. Le meilleur exemple reste celui de la péridurale. La péridurale ne fait pas seulement soulager la douleur, elle est associée à une cascade d’interventions : soluté, hormones synthétiques, cathéter dans la vessie, perte de sensation à la poussée, forceps, ventouse, épisiotomie, voire césarienne. L’accouchement dans ces conditions devient pour certaines femmes une expérience tellement dépréciée que plusieurs ne veulent même plus l’envisager. Et de fait, nous sommes aujourd’hui devant une demande grandissante pour les césariennes électives (programmées). Or, paradoxalement, celles-ci comportent plus de risques pour la mère qu’un accouchement vaginal. Il est grand temps que les effets iatrogènes [provoqués par le médecin ou par le traitement médical, ndlr] liés à la médicalisation de la naissance soient examinés comme un enjeu de santé publique. L’accouchement est la première cause d’hospitalisation des femmes en âge de procréer, les exposant inutilement à des interventions et aux maladies nosocomiales [infections contractées en milieu hospitalier, ndlr] telles que la bactérie C. Difficile.
La médicalisation prend de l’ampleur, on est passé de 10 à 20 % d’inductions (déclenchement artificiel de l’accouchement) en quelques années au Canada et le taux de césarienne est en croissance, il se situait autour de 21 % en 2001 alors qu’il était à 17,5 % en 1994-1995 [6]. Plus grave encore, de moins en moins de médecins, d’infirmières ou d’étudiantes ont été témoins d’accouchements spontanés et physiologiques, ils sont donc de moins en moins nombreux à savoir accompagner une femme à travers ce processus subtil.
Dès lors qu’un événement aussi important que la naissance d’un enfant est perçu comme éminemment dangereux, le réflexe naturel de tout un chacun est de demander plus de sécurité.
La réponse à ce besoin dans un contexte de médicalisation consiste à proposer toujours plus d’interventions. Nous assistons ici à une dérive sécuritaire qui n’est pas sans rappeler celle liée à la menace terroriste. Elle utilise les mêmes ressorts : fausses affirmations, manque d’informations et interventions débridées aux conséquences parfois incontrôlables.
Les résistances
Depuis 30 ans, un mouvement social s’est organisé au Québec en faveur de l’humanisation des naissances. En 1980, le colloque de l’Association pour la Santé Publique au Québec (ASPQ), « Accoucher ou se faire accoucher », a été un événement fédérateur, réunissant plus de dix mille personnes. Depuis 25 ans, l’engagement militant des groupes membres du Regroupement Naissance-Renaissance (RNR) [7] témoigne d’un mouvement pour l’humanisation des naissances ancré dans la population et les communautés. La victoire pour la légalisation de la pratique des sages-femmes a été obtenue de haute lutte en 1999. L’Alliance francophone pour l’accouchement respecté (AFAR), basée en France, s’est constituée en réseau grâce à Internet. Elle interpelle aujourd’hui les autorités sanitaires pour exiger la prise en compte des données probantes dans l’organisation des soins en obstétrique et rappelle que les femmes qui accouchent ont des droits qui doivent être respectés [8].
En plus de l’engagement collectif, les résistances se déclinent individuellement sur plusieurs tons. Elles vont de l’exception que constitue l’accouchement non assisté, réfléchi et assumé, au développement de l’accouchement à l’hôpital avec une accompagnante présente et soutenante tout au long du travail, en passant par l’accouchement en maison de naissance, à la maison où à l’hôpital avec des sages-femmes qui valorisent et renforcent le caractère physiologique et profondément humain de cette expérience, sa dimension sociale et communautaire.
À travers ces expériences, nous reconnaissons le désir intense de femmes et d’hommes de faire de la naissance de leur bébé un événement singulier dans l’intimité de leur foyer, là où ils se sentent en sécurité [9]. Nous mesurons la profonde transformation associée au premier accouchement, dont on sort souvent épuisée mais à travers lequel on vient de prendre la mesure du courage, de la persévérance, de la confiance qui nous habitent et dont on aura besoin pour élever cet enfant. Nous rendons compte du fait que l’accouchement s’inscrit dans un moment où le temps est suspendu et n’obéit qu’au rythme des contractions. Nous affirmons que la douleur de l’accouchement est non seulement supportable mais qu’elle est une alliée dès lors qu’on l’a acceptée, et que l’on est soutenue. Il est urgent de raconter de belles histoires d’accouchement et, ce faisant, nourrir nos filles et nos garçons d’histoires de femmes qui accouchent sans entraves, en toute sécurité et en toute liberté.
Le site du Regroupement Naissance-Renaissance
[1] Accoucher autrement, Édition St-Martin, 1987.
[2] Organisation Mondiale de la Santé (OMS), Classification des pratiques, 2001.
[3] Robbie E. Davis-Floyd, Birth as an American Rite of Passage, University of California Press, 1992.
[4] F. Gary Cunningham, Williams Obstetrics, 21st ed., 2001, p. 445-446.
[5] O. Olsen, « Meta-analysis of the safety of home birth », Birth, mars 1997, vol. 24 no. 1, p. 4-13.
[6] Système canadien de surveillance périnatale, Rapport sur la santé périnatale au Canada, 2003, p. 29-35.
[7] Le Regroupement Naissance-Renaissance est un organisme féministe agissant comme force de changement social pour l’humanisation de la période périnatale en faisant reconnaître les droits, le pouvoir et l’engagement des femmes dans tous les aspects de leur expérience périnatale. Il est membre actif du comité d’orientation de la Coalition pour la santé sexuelle et reproductive qui regroupe des chercheures, intervenantes en santé, sexologues, groupes communautaires et membres individuelles. Elle se donne pour mandat de porter sur la place publique le débat entourant la médicalisation de la sexualité et de la vie reproductive.
[8] Voir le site : www.afar.info
[9] C. Lemay, L’accouchement à la maison au Québec : les voix du dedans, Presses de l’Université de Montréal, 1997.