Pierre Vermeren
Maghreb : la démocratie impossible ?
lu par Mouloud Idir
Pierre Vermeren, Maghreb : la démocratie impossible ?, Fayard, Paris, 2005
Entre la caserne et la mosquée
L’auteur, normalien et historien, est très informé de la réalité historique et politique du Maghreb (essentiellement réduit dans l’ouvrage à l’Algérie, le Maroc et la Tunisie). Vermeren explique bien comment cette région a été l’objet de toutes les dénominations et taxinomies : « cet Occident des Arabes (d’où dérive le terme de Maghreb) est devenu l’Orient proche des Européens. Un monde à la fois voisin et très mal connu. » Les enjeux que charrient les appellations s’inscrivent en définitive dans ce que Bourdieu appelle des luttes de classement tendant à instituer une vision particulière de l’identité et du monde social. L’auteur nous en donne des exemples illustratifs dans la première partie de son livre que résume bien ce passage : « Le Maghreb s’impose dans les sciences humaines en France, alors qu’il demeure North Africa pour les Anglo-Saxons. L’Afrique du Nord est devenue ”arabe” […], les Nord-Africains de France sont devenus des Maghrébins ou des Arabes, puis leurs enfants des ”Beurs”, alors qu’ils viennent pour l’essentiel des régions berbérophones (Rifains et Soussis du Maroc, Kabyles d’Algérie). » Ce détour semble indiqué pour comprendre la nature des liens entre culture, enseignement et politique ayant prévalu dans cette région du monde. La nature de ces liens est pour une large part tributaire de la volonté de Napoléon III d’instaurer un « Royaume arabe » vassal de la France s’étendant de Damas au Maroc atlantique. C’est dans ce contexte historique, bien analysé ailleurs par Edward Saïd, que se situent l’ancrage et le développement des études orientales concomitantes au développement de la conquête française. La dimension culturelle jouera également un rôle prépondérant au sein des différents mouvements nationalistes maghrébins à la faveur de l’inflexion essentiellement « arabo-musulmane » donnée par ces derniers à leur représentation de la nation à venir. Comme si « l’identité multiple du Maghreb, à la fois berbère, arabe et maintenant francophone était impossible à accepter. »
Mais pour être plus heuristique, le rôle dévolu à la culture doit être historicisé à la faveur notamment des différentes formations sociales et « élites » en ascension. Ces dernières semblent plutôt incapables, lors de la période post-coloniale, de construire des États démocratiques. Vermeren nous en donne des explications : faiblesse du lien national étatique, structures sociales et familiales patriarcales, institution de la violence comme mode de régulation du politique, instrumentalisation de l’islam comme forme symbolique de légitimation du pouvoir, corruption généralisée, étrangeté des élites par rapport aux réalités sociologiques, place de l’armée et de la police politique dans l’organisation des pouvoirs, caporalisation des organisations de masses et négation du droit comme médiation du conflit, ce qui fera de la mosquée la rare tribune où puisse s’exprimer le mécontentement. S’agissant toujours des élites, avant l’indépendance des pays du Maghreb, les véritables postes de responsabilité étaient tous occupés par les Français. En termes d’élites locales, seuls les notables musulmans avaient des responsabilités, mais purement traditionnelles, responsabilités qu’elles ont perdues au moment des indépendances. Elles furent remplacées par les chefs « nationalistes » ; généralement francophiles, instruits en Occident et de plus en plus acculturés. Quant à la culture distillée aux masses rurales et urbaines maghrébines dans les institutions étatiques, elle se résume à une arabisation forcenée largement inspirée du nationalisme arabe populiste baasiste, et au sein de laquelle l’islamisme trouvera ancrage. En gros, aux uns les diplômes en français pour faire carrière dans l’État et dans le privé para-étatique, en relation avec la France, aux autres « l’invention d’une tradition » bricolée de toutes pièces et sans ancrage sociologique réel.
Vers le milieu des années 1980, sous le poids de la crise de la dette et des ajustements structurels, jaillira une nouvelle donne sociologique. « La dissociation des intérêts au sein des couches moyennes et, surtout, la jonction progressive des revendications sociales des couches scientifiques et techniques avec celles des couches exclues du système économique. Délaissés par l’État, les ”cadres de la nation”, comme la masse de ceux que le système éducatif continue de former, se retournent contre lui, rencontrant alors le soutien matériel, politique et idéologique des islamistes (Sami Naïr) et d’un courant plus libéral, bien que minoritaire, à couverture moderniste et porteur d’un laïcisme autoritariste. »
Mais face au « péril islamiste », la seule réponse des pouvoirs en place est la cooptation et la répression. Quant aux élites libérales et francophiles, elles feront le choix tactique et intéressé, sans doute à cause de leur faiblesse numérique dans l’espace politique, de se laisser coopter par la rhétorique du tout sécuritaire des régimes en place. Voilà ce qui rend la démocratisation impossible aux yeux de Vermeren. Quant à nous, nous pensons que seul un Contrat politique national sanctionné constitutionnellement, issu d’élections transparentes et fruit d’un compromis entre les forces réelles de ces sociétés, sera à même d’enclencher la marche vers un État de droit instituant le droit comme forme de médiation du politique. Une sorte d’Assemblée constituante fixant les règles du jeu politique et le rôle dévolu aux institutions étatiques.