Pauvreté et contrôle social : poursuivre la réflexion
par Claude Rioux
Nous avons vu dans ce dossier comment, malgré un désengagement généralisé de l’État dans le domaine socio-économique et en dépit d’une flexibilisation et d’une précarisation du travail et des conditions de vie, nous assistons parallèlement à un redéploiement des fonctions sécuritaires et de contrôle de l’État, devenu « néolibéral-sécuritaire ». Nous donnerons ici quelques pistes de réflexion, de recherche et de lecture pour qui voudra poursuivre la réflexion.
Dans la société actuelle, les services publics – santé et services sociaux, éducation et police – tendent à se spécialiser, à se focaliser sur des territoires (les quartiers sensibles) et des publics (les populations à risque), au détriment d’une vision globale, sorte de déni des ressorts structurels de la pauvreté. On assiste ainsi à une « individualisation de l’action publique, avec ses dispositifs axés sur la réinsertion des individus, sur la valorisation de leurs “compétences” et sur la rectification de leurs “trajectoires”. » Alors que l’ensemble de la société – et pas seulement les classes populaires – est soumise aux effets des transformations du capitalisme mondialisé, cette occultation des mécanismes d’ensemble pose les bases d’un regard misérabiliste et paternaliste sur les couches populaires, prélude à la mise en place du « contrôle social » analysé dans ce dossier. Ces notions sont analysées par une équipe de sociologues dans une parution récente des Actes de la recherche en sciences humaines, intitulée « Politique des espaces urbains » [1].
L’insécurité, comme en témoigne la dernière campagne électorale canadienne, est un thème récurent des politiciens et éditorialistes. C’est au nom de celle-ci que l’on met en place une série de dispositifs administratifs et policiers, un curieux mélange d’ingénierie et d’épidémiologie « sociales ». Mais où est l’insécurité, et qui en est victime ? Les classes populaires que l’on veut « contrôler » subissent les effets d’un ensemble de phénomènes d’éclatement provoquant une insécurité dont on parle peu mais qui n’est pas moins fondamentale : l’insécurité sociale. Ses expressions sont nombreuses : chômage de masse et précarité, affaiblissement du syndicalisme, effondrement d’une représentation proprement ouvrière [2], déstabilisation des familles populaires, constitution de lieux de relégation scolaire et renforcement de la ségrégation résidentielle. « Autant de processus que l’on peut regrouper sous l’expression de déstructuration et de décomposition du groupe ouvrier – groupe qui structurait et agrégeait autour de lui (et autour de ses acquis et de ses valeurs, de ses représentants syndicaux et politiques) les autres fractions des classes populaires. » À ce sujet, on lira avec intérêt Stéphane Beaud et Michel Pialoux, qui présentent ces phénomènes dans un livre qui est le fruit d’une étude ethnographique et sociologique s’étant étendue sur plus d’une dizaine d’années [3].
D’autres recherches en sociologie nous permettraient de comprendre pourquoi on ne se représente plus les « pauvres » comme une classe sociale « ouvrière » ou « prolétarienne ». Les mutations socio-économiques, relayées par l’ingénierie sociale prisée par gouvernants et « experts », l’a pulvérisé en plusieurs sous-groupes : jeunes décrocheurs, mères monoparentales, punks urbains, assistés sociaux et autres « personnes dans l’amélioration de leur situation » (sic !). De « classe-sujet » de sa propre histoire – c’est-à-dire de classe plus ou moins combative, entretenant un certain antagonisme avec le patronat et les gouvernements basé sur la conscience d’une situation commune, ayant une culture partagée avec des référents dans des quartiers ou des lieux de travail –, la classe ouvrière devient « classe-objet ». Objet de l’ingénierie sociale et sécuritaire, une cible, presque une « chose » dont il est certes prudent de se méfier (les pauvres sont tellement irrationnels), mais qu’il convient surtout de découper en segments isolés pour mieux encadrer.
L’encadrement implique cependant l’usage d’une certaine coercition, d’où l’utilité de la création d’une « machine à punir », titre d’un excellent ouvrage qui analyse la multiplication, en France, des dispositifs impliquant la police, la justice, mais aussi l’école et les services sociaux. « Au nom du combat contre le “sentiment d’insécurité” tout un pan du droit des mineurs et de la procédure pénale est en train d’être bouleversé, les quartiers populaires du pays sont placés sous surveillance spéciale et les procédures d’exception envers leurs habitants se routinisent, avec comme objectif principal le maintien de l’ordre public – ou sa réaffirmation théâtrale. » [4]
Au Québec, devant la rareté des universitaires pour qui « la sociologie est un sport de combat », les associations et groupes militants prennent le relais d’un examen critique du contrôle social. La Ligue des droits et libertés rend disponibles des analyses sur les mesures « sécuritaires » implantées (ou sur le point de l’être) par les gouvernements du Québec et du Canada : la volonté de la ministre de l’Immigration du Québec d’obliger les organismes communautaires à lui transmettre des renseignements nominatifs sur les « nouveaux arrivants » qui les fréquentent ; la mise sur pied de bases de données biométriques ; l’interception des communications électroniques ; la révision de la Loi antiterroriste et, bien sûr, les restrictions à l’accessibilité de l’aide juridique… [5]
Le Comité des sans-emploi Montréal-centre s’intéresse depuis quelques années au développement du marché immobilier dans le Centre-ville de Montréal, analysant les intérêts croisés des développeurs et des commerçants, leur accointances avec les policiers et les élus municipaux ainsi que les impacts pour les classes populaires du quartier.
Pour poursuivre la réflexion, pour en savoir plus, il faut aller voir ce qui se passe dans les lieux de travail, où les pratiques de gestion mises en place visent (presque) toutes à la recherche de la « transparence », c’est-à-dire à l’élimination des zones de clair-obscur qui permettaient à bien des salariées de résister aux pressions, de « tenir » ; il faut s’informer sur ce qui se passe dans les centres des villes du Québec, où des policiers se targuent de connaître les punks par leur nom ; il faut s’immiscer enfin jusqu’aux bas-fonds de nos sociétés, là où vit la faune étrange des « classes dangereuses ».
[1] Actes de la recherche en sciences sociales, « Politique des espaces urbains », N°159, septembre 2005, Le Seuil (voir entre autres les textes de Sylvie Tissot et Frank Poupeau « La spécialisation des problèmes sociaux » et de Yasmine Siblot « “Adapter” les services publics aux habitants des “quartiers difficiles” »).
[2] Y a-t-il seulement un seul « représentant » ouvrier au Québec ? Nous assistons certainement à la quasi disparition des porte-parole des milieux populaires dans l’espace public : mises à part les figures de Marc Laviolette, de Michel Chartrand et de Madeleine Parent, on cherchera vainement dans l’imaginaire collectif un référent ouvrier connu et… « positif ».
[3] Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Violences urbaines, violences sociales. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Hachette, coll. « Pluriel », Paris, 2005.
[4] La Machine à punir, sous la direction de Laurent Bonelli et de Gilles Sainati, publié en 2004 chez L’Esprit frappeur, une maison d’édition dont les titres sont malheureusement quasi introuvables au Québec (www.espritfrappeur.com).
[5] Le site de la Ligue des droits et libertés : www.liguedesdroits.ca