Pauvreté et contrôle social
Mondialisation, villes et violence
Une entrevue avec Yves Pedrazzini
Yves Pedrazzini est chercheur au Laboratoire de sociologie urbaine de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, en Suisse, où il coordonne des travaux sur la violence et la sécurité urbaine. En 2005, il publié en 2005 le livre La violence des villes aux éditions Écosociété. Il a vécu dans les bidonvilles d’Amérique latine, d’Afrique, d’Asie et même d’Amérique du Nord, puisqu’il a côtoyé les gangs de Caracas, Dakar, Bogota, Marseille ou encore Philadelphie. Qui de mieux alors que ce chercheur pour nous parler des formes que prend le contrôle social des populations appauvries dans le cadre du développement urbain mondial ?
À bâbord ! : Comment, selon vous, le développement actuel des villes s’articule-t-il avec le processus de globalisation que connaît le capitalisme ?
Yves Pedrazzini : La ville contemporaine – en particulier et, pour autant que cette spécification ait un sens exact, la « grande ville du Sud » – ne se développe ni en accord, ni en désaccord avec le processus de globalisation parce qu’il en est une expression fondamentale. De fait, on peut dire que le processus d’urbanisation est la transcription au sol du processus de globalisation économique, sa territorialisation et son évolution spatiale en temps réel. Son ombre.
Les grandes métropoles sont la globalisation, moins cependant en raison des niches de la globalité qui s’y créent (les portions informationnelles et communicationnelles que sont les nouveaux « beaux quartiers », bien que virtuels, de l’Amérique latine ou de l’Afrique), que des poches de négativité des supposés bienfaits de la globalisation. Je veux évidemment parler des bidonvilles, des gangs, de la violence et des trafics qui constituent l’envers de la mondialité, ou peut-être l’endroit, après tout, tant il naît d’innovations sociales, culturelles, économiques et même politiques dans tous ces quartiers dominés du tiers-monde et avec la participation active de tout type d’acteurs.
Il m’apparaît désormais très clairement, après quand même avoir partagé bien des bières glacées avec des « gangsters » assis au coin d’une ruelle du barrio, que les changements, désirables et salutaires, dont les grandes villes ont urgemment besoin pour survivre autrement que dans l’ordinaire guerre civile qui oppose des pauvres à des misérables, des exclus à des marginaux et des « bandits » à des « méchants », ne viendront plus de « politiques publiques ». Les changements viendront d’initiatives d’habitants cherchant à détourner vers leurs espaces abandonnés les effets économiques de cette globalisation ou, plus exactement, rusant avec les perversités connues de la libéralisation économique au niveau mondial. On a souvent dit que les gangs avaient su adopter, avec un enthousiasme parfois débordant, les pratiques du capitalisme sauvage. C’est en partie vrai. Mais il ne faut pas oublier que ces pratiques sont tout simplement imposées, la plupart du temps sans parachute, à ces petits entrepreneurs de rue par les agents du capitalisme global. À eux de se débrouiller pour devenir riches, sans mourir en essayant, comme a si bien entrepris de le faire le rappeur 50 Cents dans le monde du showbusiness…
AB ! : Dans ce cadre, comment est « traitée » la pauvreté urbaine ? Assiste-t-on, dans ce traitement, à des différences entre les villes du Nord et les villes du Sud ?
YP : La pauvreté urbaine, telle qu’elle est produite aujourd’hui par des sociétés divisées économiquement autant que socialement ou spatialement, est une conséquence programmée de telles divisions. Contrairement à ce qui s’est passé depuis des siècles, au Moyen Âge avec les paysans, lors de la Révolution industrielle avec les ouvriers, au xxe siècle avec les petits employés, les sociétés urbaines n’ont plus besoin des pauvres, aussi peu au Nord qu’au Sud. Ils n’ont même plus le droit d’exister dans la négativité, sous le nom de « classes dangereuses ». De dangereux, les pauvres sont devenus inutiles. Mais le pouvoir ne se satisfait pas de cette « inutilité » sociale : il veut leur invisibilité, leur disparition, leur marginalisation – qui est une chose bien différente que la pauvreté. Sur cette question, bien peu de différences entre villes du Nord et du Sud sont à signaler. Moins d’hypocrisie dans les politiques de marginalisation au Sud, peut-être ? Et puis, au Sud encore, en Amérique latine, cet espoir grandissant d’un renouveau démocratique qui induirait un abord renouvelé de la question de la pauvreté urbaine, au Brésil, au Venezuela, en Bolivie.
AB ! : On parle souvent de criminalisation de la pauvreté. Comment cette criminalisation se manifeste-t-elle ? Dans quel but ? En quoi le « modèle » américain (tolérance zéro, État pénal prenant la place de l’État social, etc.) représente-t-il un passage vers un gouvernement de l’insécurité sociale ? Ce modèle est-il repris par d’autres États ?
YP : Le moyen pour marginaliser les classes les plus pauvres des grandes villes a d’abord été trouvé par la planification urbaine : en créant, à l’écart des centres, des cités ou bien en interdisant aux plus pauvres d’y construire leurs maisons et leur abandonnant à cette fin de vagues terrains sur des collines arides. Les bidonvilles sont devenus en quelques décennies le côté obscur des grandes villes de la modernité, leurs habitants des morts de faim et des pouilleux, des sous-catégories sociales sans droit à la lutte de classes. Mais cette stratégie n’a duré qu’un temps. La marginalisation spatiale n’a pas empêché les pauvres de s’intégrer, sur un mode souvent informel, à la société urbaine. Ils ne sont de fait jamais « sortis de la ville », ils en nourrissent le ventre comme ils l’ont toujours fait. Il a fallu donc trouver d’autres méthodes pour les écarter du pouvoir, de l’économie, de la vie. C’est ainsi qu’il y a déjà une vingtaine d’années, tout d’abord aux États-Unis, les classes dominantes ont diabolisé les habitants des quartiers populaires, les rendant responsables des incivilités, des crimes et des violences qui, disaient-elles, s’accroissaient rapidement. Ce qui s’accroissait rapidement, c’était évidemment les inégalités et la misère, la ségrégation et la fragmentation. Mais cette confusion savamment entretenue a permis une progressive « criminalisation de la pauvreté » (Wacquant), bientôt répandue dans tous les pays du monde. En stigmatisant les activités illégales de subsistance et les formes les plus violentes de résistance à la marginalité, en interdisant donc aux pauvres de survivre dans la légalité, les acteurs intégrés du système ont condamné les outsiders à l’emprisonnement et établi les fondements des sociétés carcérales dans lesquelles nous vivons tous aujourd’hui, pauvres et riches, insiders et outsiders.
AB ! : Quel rôle jouent les sciences humaines dans la gestion de la pauvreté et du contrôle social ?
YP : Le rôle des sciences humaines ou sociales – la sociologie urbaine, ici, en ce qui me concerne – n’est pas de gérer la pauvreté ou le contrôle social, ni même, me semble-t-il, d’en envisager les « bonnes manières », quand bien même il ne s’agirait que de recommandations faites aux décideurs ou – pourquoi pas ? – aux habitants des quartiers pauvres. Ce souci, qui est bien évidemment d’ordre politique, peut découler de la pratique scientifique ou faire l’objet d’une sorte de « deuxième mandat » du sociologue. Mais c’est que le scientifique a décidé – et il est bon qu’il l’annonce alors – de passer de la recherche à l’action. La « recherche-action » est une activité hybride qui épuise le scientifique, le frustre de l’excitation de la pensée théorique pure autant que des montées d’adrénaline que connaissent bien les acteurs de terrains réputés difficiles. Le problème est, cependant, qu’aucun chercheur digne de ce nom impliqué dans les sciences urbaines au Sud ne se privera d’une possible prolongation de sa « science » vers l’action, toute mythique ou décevante puisse-t-elle s’avérer en fin de compte : le scientifique ne gérera en effet jamais aucune des situations qu’il aura observées de manière satisfaisante, en tout cas pas de manière à satisfaire son esprit critique en même temps que son goût pour l’action. Si cela arrivait, il ne serait plus un chercheur mais un trouveur, ce qui est très beau en Arts mais extrêmement dangereux en sciences sociales. Souvent, les sciences sociales sont humaines, trop humaines. Il n’est pas sûr que ce soit un bien, mais pas non plus certain que ce soit un mal.
AB ! : Les récentes émeutes des banlieues en France représentent-elles notre « avenir », dans le sens de la constitution d’un apartheid social de plus en plus accentué et secoué par de violentes explosions sociales, ou ne constituent-elles qu’un cas spécifique à la réalité française ?
YP : Les émeutes ayant affecté les banlieues françaises en octobre et novembre derniers me paraissent d’une part ne représenter que l’un de nos possibles, que l’une des possibilités d’« avenir » pour les sociétés urbaines, même si on pourrait dire qu’il s’agit aujourd’hui (cela peut changer) d’un « très possible » ; d’autre part, de ne l’être que pour la France. Bien évidemment, le « spectre » de l’apartheid social, de la division sociétale et de la fragmentation territoriale ne hante pas seulement la France. L’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne, la Suisse même, ainsi que les États-Unis sont des pays à l’évidence bouleversés par le passage de ce spectre. Pourtant, la façon dont les gouvernements répondent spécifiquement à ces problèmes dans chacun de ces pays les distingue très clairement les uns des autres et presque tous de la France. La volonté de la France de répondre en République centralisée à la question de l’identité des outsiders « issus de l’immigration », de vouloir fondre à tout prix la multiculturalité contemporaine et l’obliger à tenir dans des cités sans citoyenneté, a déclenché des réactions fort explicables. Tout le monde n’a pas la vocation d’être une sardine en boîte. Tout le monde n’a pas la patience d’attendre la septième génération pour que les voisins disent bonjour et que les passants des beaux quartiers ne changent pas de trottoir. La France est une société post-coloniale qui n’en a pas fini avec ses colonies, une société post-industrielle qui ne sait plus quoi faire de ses ouvriers et de ces banlieues sans industries qu’ils ne parviennent même plus à habiter, une société post-urbanisée dont le modèle de planification est en crise, une société post-démocratique où l’écart entre les plus pauvres et les plus riches atteint bientôt la taille d’un canyon. Dans cette situation, les politiques sécuritaires très à la mode en France ne peuvent être qu’une manière particulièrement maladroite d’attiser le feu. Malheureusement, c’est peut-être ce modèle français de répression et de sécurisation qui a de l’avenir…
AB ! : Un développement urbain alternatif est-il possible ? Sur quelles bases et à quelles conditions ?
YP : Learning from the people, learning from the slum, learning from the gangs… On a longtemps cru qu’il fallait apprendre la gestion du développement urbain à partir d’expériences exotiques, c’est-à-dire nord-américaines depuis la fin du xixe siècle en ce qui concerne la ville et sa planification. Mais de cet apprentissage de Las Vegas ou de New York, de Chicago ou de Los Angeles, avons-nous tiré des leçons servant aujourd’hui à autre chose qu’à ériger de nouvelles frontières intérieures, tracées entre les shopping centers, les pénitenciers et les aéroports ? Nous avons tout appris de Washington quand il convenait d’apprendre de Tijuana, de Rio ou de Lagos. Il nous faut maintenant déplacer nos centres d’intérêt, notre centre de gravité et nos regards perdus dans le vague. Un développement alternatif est possible si l’on réalise cette révolution copernicienne qui permettrait aux soleils naissants des quartiers populaires de trouver leur place au centre de notre système, quitte à laisser les étoiles mortes des idéologies anciennes disparaître peu à peu dans la nuit (ou couler « dans les eaux glacées du calcul égoïste », comme disait Marx). Mais il faut aussi faire confiance aux habitants de ces galaxies émergentes, les favelados, les piqueteros, les indiens, les gangsters, tous ceux qui, jour après jour, anonymement et pauvrement, fabriquent des villes, qu’il nous en plaise ou non, leur faire confiance au point qu’ils n’abandonnent pas eux aussi les villes que nous aimons.