1968 au cinéma
Images d’une révolution à venir
par Christian Brouillard
« Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image. »
– Jean-Luc Godard
Cela commence par une tache rouge. Puis, dans le silence, le titre apparaît : Le fond de l’air est rouge. Une voix hors champ nous saisit alors, celle de Simone Signoret : « Je ne suis pas parmi ces gens qui ont vu Potemkine quand c’est sorti… Je me souviens… un grand marin moustachu qui criait… » Au même moment, extrait du film d’Eisenstein, un carton surgit avec un seul mot : « frères ! » Cet appel à la solidarité donne le ton au reste du film de Chris Marker et, pour une large part, à l’ensemble des films qui ont tenté de donner voix et images aux mouvements sociaux des années 1967-1974.
L’œuvre de Marker, cependant, se dégage du lot et nous semble emblématique de cette période, autant par son caractère monumental que par son thème : suivre l’évolution de la problématique politique dans le monde autour des années 1967-1970. Débuter alors ce texte sur le cinéma et Mai 68 en évoquant ainsi le long métrage de Marker, ce n’est pas sacrifier à un quelconque arbitraire, c’est plutôt lui emprunter son « fil conducteur » qui va de l’année du Vietnam à celle du coup d’État fasciste au Chili.
Les mains fragiles
Si l’année 1967 est celle du Vietnam et de la solidarité internationale contre l’agression états-unienne, solidarité illustrée par le film collectif Loin du Vietnam (avec, entre autres, comme réalisateurs, Chris Marker, Joris Ivens, Jean-Luc Godard et Agnès Varda) et les combats qui ébranlent l’Amérique latine (L’heure des brasiers de Fernando Solanas), elle représente aussi un moment fort de la remontée des luttes sociales dans les pays du Nord.
En France, deux grèves importantes vont défrayer la chronique : celle des chantiers de construction navale de Saint-Nazaire et celle de l’usine de textile de la Rhodiacéta à Besançon. Cette dernière fera l’objet d’un film : À bientôt, j’espère, réalisé par Mario Maret et Chris Marker. Cette production connaîtra une suite bien dans le ton de l’époque. Taxé de « romantisme », Marker aurait répondu aux grévistes : « Le film que vous souhaitez finalement, mes enfants, c’est vous qui le ferez. » Ce défi allait être relevé avec la formation à Besançon et à Sochaux (aux usines Peugeot) des groupes Medvedkine [1], collectifs ouvriers qui reprendront de leurs mains l’outil cinématographique afin de créer un cinéma militant. Cette rencontre inouïe entre deux mondes, celui des salariés et celui du cinéma, va déboucher, de 1967 à 1974, sur la production de pas moins de 14 films dont Classe de lutte (1969), racontant la création d’une section syndicale par une ouvrière, et Sochaux, 11 juin 68 (1970), témoignage de la répression policière contre les grévistes de Peugeot au moment où le mouvement de Mai commençait à s’essouffler. Cette expérience, mal connue en son temps et aujourd’hui bien oubliée [2], esquissait cet alliage intellectuel/ouvrier que la plupart des mouvements de lutte de cette époque tentèrent d’atteindre avec plus ou moins de succès…
En parallèle aux travaux menés par les groupes Medvedkine, plusieurs productions ont été faites sur et pendant les événements de Mai. Une des plus connue, La reprise du travail aux usines Wonder, a été réalisée par Jacques Willemont et n’est, en fait, qu’un fragment de 9 minutes d’un film plus vaste sur la période. On y voit le retour au travail, le matin du 10 juin 1968, chez Wonder, après trois semaines de grève. Une jeune femme refuse de rentrer, criant qu’elle ne veut plus « refoutre les pieds dans cette taule dégueulasse ». Des responsables syndicaux tentent alors de la calmer en lui faisant comprendre qu’un « grand pas » a été malgré tout fait contre le patronat… Un étudiant gauchiste de passage jette de l’huile sur le feu. Rapidement, la voix de l’ouvrière est comme parasitée et noyée par ces interventions alors que les autres ouvriers reprennent la route du travail. Considéré comme « la scène primitive du cinéma militant », cette séquence connaîtra, en 1996, une suite avec le film-enquête Reprise de Hervé Le Roux, ce dernier tentant de retrouver les protagonistes du film originel avec l’espoir de rejoindre ultimement la jeune ouvrière. Celle-ci restera introuvable mais, dans le déroulement du film, on peut voir se dessiner une topographie des trajectoires collectives et individuelles de la France de 1968.
Par ailleurs, le vécu des mouvements de Mai a trouvé une forte représentation avec l’œuvre de William Klein, Grands soirs et petits matins, où sont filmés au jour le jour les débats improvisés dans la rue, les assemblées, les manifs et les barricades, le tout avec un brin d’humour et d’ironie. Plus sombre et concentré en bonne partie sur l’après-Mai, le film Mourir à trente ans de Romain Goupil (1982) donne une idée de l’évolution du gauchisme au travers de l’expérience d’un de ses amis, Michel Recanati, militant des Comités d’action lycéens puis responsable du service d’ordre de la Ligue communiste et qui devait se suicider en 1978.
L’ensemble de la production dont nous avons parlé jusqu’à maintenant tient du cinéma documentaire qui apparaît, semble-t-il, plus apte à restituer la geste et la parole politiques, non pas par une simple « capture » du réel au moyen de la caméra (cela, c’est le fantasme du journalisme « objectif »), mais au travers d’un travail de montage tentant de dégager les sens possibles d’une situation [3]. En somme, le documentaire constitue une « machine à penser » (Thierry Garrel), stimulant la réflexion et l’imaginaire et où il n’y a pas d’image « juste », mais juste un ensemble de sons et d’images à articuler selon un projet précis. Alors, exit le fictif ?
De la fiction de gauche
Le problème de la fiction politique, c’est évidemment qu’elle met en spectacle le politique. Dès lors, comment traduire par ce moyen des mouvements qui, dans leurs ailes les plus radicales, voulaient mettre fin à la spectacularisation du monde ? Godard, avant 1968, avait tenté de briser l’envoûtement du spectacle cinématographique grâce à divers moyens formels : collages, détournements, citations, etc. Cela avait donné des films comme Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966), Week-end (1967) ou alors, pour certains préfiguration de Mai, La Chinoise. Après 1968, Godard se lance dans l’aventure du cinéma militant, avec le groupe Dziga-Vertov, produisant entre autres Ici ou ailleurs, Vent d’est ou Pravda. En 1972, il revient à la fiction en mettant en scène, avec Tout va bien, une grève avec occupation d’usine. Filmer autrement et autre chose, la préoccupation est toujours là, avec un regard rétrospectif et critique sur les années précédentes.
Le compatriote de Godard, Alain Tanner, sera un autre cinéaste qui réussira à traduire, dans le champ de la fiction, le souffle corrosif des années 1960. Avec Charles, mort ou vif (1969), La salamandre (1971) et Le retour d’Afrique (1973), Tanner brosse un tableau des changements survenus, tant sur le plan collectif qu’individuel, que ce soit dans le refus des rôles sociaux, du travail salarié ou de nos rapports avec le Tiers-monde.
Les mains coupées
Que reste-t-il au bout de toutes ces images ainsi évoquées ? Un rêve enfoui avec de vaines espérances ? Pourtant, comme l’écrivait Marker dans son descriptif du film Le fond de l’air est rouge : « Vaines ? C’est à voir… Dans le déroulement même de ces échecs, des actes ont été posés, des paroles ont été dites, des forces sont apparues qui font que rien ne peut plus être comme avant [4]. » Cette rupture et les possibles qui en découlent, Alain Tanner les a filmés avec Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976). Les suites de 68 se sont incarnées en neuf personnages dont l’improbable rencontre (comme celles de ce mois de mai) dessine de nouveaux champs de lutte : l’écologie, l’éducation anti-autoritaire, le refus du travail aliéné ou la spiritualité. À la fin, Jonas est là, celui qui a été gobé par la baleine de l’Histoire mais recraché pour être prophète… de ce qui est à venir ?
[1] Alexandre Medvedkine, cinéaste soviétique et « inlassable militant communiste ayant pris part à la guerre civile et à maints chantiers, [est] aussi le concepteur du “ciné-train”, une unité de production montée sur rails qui lui permit, en 1932, de parcourir la Russie en portant un regard propagan-diste et critique sur les vicissitudes du premier plan quinquennal » (« Alexandre Medvedkine, la science du masque », Le Monde, 7 avril 2005). Le superbe documentaire Le tombeau d’Alexandre de Chris Marker (1993) lui est consacré.
[2] Quelques films des groupes Medvedkine peuvent être visionnés en ligne sur les sites www.ubu.com et www.dailymotion.com.
[3] « Tout grand film est un documentaire », disait Éric Rohmer.
[4] Chris Marker, Le fond de l’air est rouge, Paris, Maspero, 1978.