Chronique éducation
Bienvenue à l’hôpital de l’école
par Normand Baillargeon
Si vous suivez l’actualité en éducation, ne serait-ce que du coin de l’œil, vous ne pouvez manquer de ressentir périodiquement une grande frustration devant l’incapacité des intervenants, et en particulier des experts, à parvenir à des consensus minimaux même sur des questions qui nous semblent fondamentales et élémentaires. Pour en rester à l’actualité la plus immédiate, considérez les questions suivantes, sur lesquelles on a passionnément débattu.
Doit-on mettre des chiffres ou des lettres sur les bulletins ? Le concept de compétence transversale est-il clair et pertinent, ou au contraire vaseux et nuisible ?
Vaut-il mieux enseigner la lecture en commençant par les lettres, puis en enseignant leur assemblage en syllabes et en mots, ou plutôt en commençant par les mots entiers, qui sont reconnus par les élèves, qui les décomposeront ensuite pour reconnaître les lettres et les syllabes ? Les deux à la fois ? Dans quelles proportions ?
Faut-il diminuer la place de la littérature française au cégep afin de faire une plus grande place à la littérature québécoise ? Devrait-on ramener en force la dictée, la grammaire, l’analyse grammaticale ?
Quels effets a précisément la réforme en cours sur les résultats des élèves en mathématiques, en sciences, en lecture et en écriture ?
Faut-il, ou non, imposer un moratoire à cette réforme ? Que faut-il conclure des résultats des élèves québécois au dernier test international PISA ? Que devrait-on apprendre du modèle d’éducation finlandais ?
Sur chacune de ces questions – et on allongerait sans mal la liste – des avis divergent aussi totalement qu’irréductiblement. Mais la frustration qu’on ressent est d’autant plus grande que ce ne sont pas seulement des journalistes ou des parents qui sont en désaccord, mais bien des experts (réels ou reconnus) eux-mêmes. Pour que vous preniez bien la mesure de ce que ces désaccords signifient, permettez-moi d’avoir recours ici à une métaphore suggérée par une auteure comtemporaine, Diane Ravitch.
Imaginez qu’après un malaise qui vous a laissé inconscient, vous vous retrouviez à l’urgence d’un hôpital. Vous reprenez conscience entouré de plusieurs médecins, mais qui se disputent entre eux et vous constatez, avec terreur, que non seulement ils ne s’entendent pas sur le traitement à prescrire, mais qu’ils sont en total désaccord les uns avec les autres sur la nature du mal dont vous souffrez – certains allant jusqu’à assurer que vous n’êtes absolument pas malade. Bienvenue à l’hôpital de l’éducation !
Si on parvenait à comprendre pourquoi il se produit couramment en éducation ce qu’on n’accepterait jamais en médecine, on aurait des chances que nos discussions et nos prises de décision collectives concernant l’éducation soient meilleures. Tous les enfants en bénéficieraient grandement. C’est ce à quoi je voudrais modestement contribuer dans les paragraphes qui suivent.
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Revenons d’abord à la liste de sujets que je proposais plus haut. Elle nous indique que si les problèmes que nous pose l’éducation sont immensément complexes, ils sont aussi de différentes natures. Il est crucial de le noter.
Pour aller à l’essentiel, certains problèmes sont conceptuels (par exemple : que signifient des concepts comme éducation, savoir, endoctrinement) ; d’autres peuvent être – et en certains cas ont été – étudiés, et même tranchés, par de la recherche empirique (c’est le cas notamment de la question de savoir comment on doit enseigner à lire) ; un grand nombre de questions relèvent des deux catégories à la fois, c’est-à-dire qu’elles sont conceptuelles et empiriques ; finalement, tout ce qui touche l’éducation a une immense portée politique, dont il est impossible de ne pas tenir compte et qu’il faut prendre en considération en expliquant où on se situe et pourquoi.
Si on est pleinement conscient de tout cela, on doit conclure que la prise de décision concernant l’éducation devrait en priorité être le fait de personnes extraordinairement savantes, sages et modestes. Ces personnes devraient pour commencer être parfaitement au courant de ce que dit la recherche empirique. Elles devraient aussi savoir interpréter ces résultats et en mesurer la signification et la portée. Elles devraient pour cela posséder une vision claire de ce qu’est l’éducation et des concepts qui permettent de la définir et donc être très versées en philosophie et connaître ce que l’histoire et les sciences humaines nous enseignent sur l’éducation. Elles devraient enfin avoir une vision politique de l’éducation, de son rôle et de ses fonctions et articuler sur elles leurs décisions.
Nous sommes terriblement loin du compte et l’actualité montre à satiété que nos décideurs ignorent trop souvent les données scientifiques lorsqu’elles existent et sont pertinentes – c’est notamment le cas de la lecture ; qu’ils multiplient le recours à des concepts largement fumeux (compétence transversale, par exemple) et témoignent d’une déplorable confusion conceptuelle ; qu’ils ont perdu de vue le sens même de ce que signifie l’éducation, la confondant avec la préparation à l’emploi ou la socialisation ; et que sur le rôle et la signification politiques de l’éducation, il règne désormais une telle confusion que la réforme en cours chez nous a pu se donner comme progressiste et ses opposants décriés comme des réactionnaires. La confusion est à son comble et une chatte n’y retrouverait plus ses chatons.
Comment en est-on arrivé là ?
Il y a certainement bien des facteurs en cause, mais j’en connais un qui n’est à peu près jamais évoqué, et qui joue pourtant, à mon avis, un rôle crucial : la très grande pauvreté de la formation dispensée dans les facultés des sciences de l’Éducation. Je le dis donc sans ambages et comme je le pense, après une vingtaine d’années passées en ces facultés : elles sont dans une importante mesure des lieux d’inculture, aussi éloignés qu’il est possible du savoir et de la sagesse indispensables pour penser l’éducation. Mieux : par la formation qu’elles dispensent, elles empirent les problèmes et j’ai eu au fil des ans un nombre incalculable de preuves de ce que j’avance.
Ajoutez à cela qu’il est possible d’y mener, comme au ministère de l’Éducation et nonobstant une ignorance abyssale, une lucrative et prestigieuse carrière de chercheur, de penseur, de fonctionnaire, de conseiller et ainsi de suite, dans les innombrables fiefs que s’est construits tout ce beau monde. La situation qui prévaut alors peut être décrite comme une sorte de funeste alliance entre les fonctionnaires dispensant des fonds et du pouvoir et les chercheurs et intervenants les obtenant. Elle fournit à l’hôpital de l’éducation ces médecins évoqués plus haut. Les fonctionnaires justifient leurs décisions en insistant pour les dire fondées sur la plus récente recherche et réflexion universitaires ; les savants universitaires assurent trouver la preuve de la valeur de leurs travaux dans le fait que l’État et ses fonctionnaires les utilisent.
Ajoutez enfin que cette funeste alliance est d’une redoutable puissance en terme de capital financier et symbolique, qu’elle contrôle presque tous les réseaux de prise de décision et d’implantation de ces décisions, qu’elle peut de la sorte réduire – et a de fait longtemps réduit dans le cas de la réforme – au silence toute opposition et vous avez la recette pour produire des gens qui, en plus de n’être ni très savants ni très sages, n’auront rien de la modestie et de la prudence dont ils devraient faire montre. Ils pourront par exemple implanter sur tous les enfants de la province une réforme de l’éducation délirante, ne tenant pas compte des résultats de la recherche scientifique, une réforme confuse et dangereuse qu’ils n’auront même pas pris le temps de tester au préalable. Il ne leur sera de toute façon jamais demandé de rendre des comptes pour tout cela, puisqu’ils occupent précisément les postes de ceux qui décident à qui on demandera des comptes.
Ce que je propose n’est qu’une partie de l’explication de la profondeur de l’abîme où s’enlise notre système d’éducation. Il nous faut des décideurs savants, sages et modestes. Nous avons des institutions qui, trop souvent, nous en forment qui sont ignares, sans sagesse et qui possèdent en outre cette arrogance que confère aux sots le fait de posséder du pouvoir. Rien ne changera tant que rien ne changera sur ces plans et la véritable réforme, celle qui s’impose, doit donc concerner l’université et le ministère de l’Éducation.