Daniel Bensaïd
Politique pour les dépossédés
par Jacques Pelletier
Connu surtout comme militant politique, à titre de dirigeant et de théoricien de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) française, Daniel Bensaïd est aussi engagé depuis une vingtaine d’années dans l’élaboration d’une entreprise de réflexion sociale et politique d’envergure. Sa production intellectuelle, nombreuse et diversifiée, peut néanmoins être regroupée autour de trois pôles principaux : l’approfondissement et le prolongement de la pensée de Marx ; le développement d’une réflexion stratégique liée à la conjoncture ; l’articulation des rapports entre la politique et l’histoire. Les trois livres qu’il a publiés au cours de la dernière année constituent autant de révélateurs des principales facettes d’un projet d’ensemble par ailleurs unifié par le fil à plomb de la défense des opprimés et des exclus de la globalisation marchande.
Actualité de Marx : du vol de bois à l’appropriation du vivant
Dans Les dépossédés [1], Bensaïd s’intéresse aux écrits de jeunesse de Marx publiés en 1842 dans la Gazette rhénane, période où il n’est pas encore devenu « marxiste », si l’on peut dire, et où il passe effectivement du libéralisme bourgeois au socialisme. Ces textes, généralement peu lus et qui appartiennent d’une certaine manière à sa préhistoire, n’en soulèvent pas moins un enjeu majeur : celui de la propriété dans le cadre d’un débat opposant l’appropriation privée des résidus de la forêt au droit coutumier qui les régissait jusque là dans la société civile rhénane.
Le conflit prend forme à l’occasion de projets de loi élaborés par le parlement rhénan et qui prévoient de lourdes sanctions (amendes, prison et travail forcé) pour les voleurs de bois mort, recueilli sur les terres des grands propriétaires féodaux de la province allemande. Cette pratique était autorisée jusqu’à cette période en vertu du statut indécis, hybride, de la propriété sur le bois mort liée à l’économie de subsistance dont vivaient les paysans et dont elle était partie intégrante en vertu d’une tradition séculaire. C’est ce droit coutumier que les projets de loi de la Diète remettent en question en assimilant le « bois mort » au « bois vert » toujours sur l’arbre et en faisant de sa cueillette un crime punissable par amende, prison ou travail forcé (au profit des seigneurs).
Bensaïd rappelle longuement les termes précis et juridiques du débat tels que les formule Marx en ne perdant pas de vue l’essentiel, c’est-à-dire l’appropriation par les riches des ressources communales et collectives au détriment du droit des pauvres à une existence pleine et entière. En quoi il défend à sa manière, et en d’autres termes, le « droit de détresse » opposé par Hegel avant lui au « droit de propriété », également revendiqué par l’aile la plus radicale de la Révolution française.
L’analyse de Marx dans ce débat parlementaire, sur le terrain de la politique immédiate, annonce la prise de position qu’il adoptera bientôt, et de manière définitive, sur la question de la propriété, se reconnaissant pour l’essentiel dans la célèbre définition de Proudhon : « la propriété, c’est le vol », la dépossession d’autrui et son appropriation au service d’intérêts privés. Cette réflexion trouve une nouvelle actualité à l’heure de l’hyperconcentration de la propriété que nous connaissons aujourd’hui.
Bensaïd fait bien voir comment l’analyse pénétrante de Marx trouve une application directe dans le domaine stratégique du savoir à travers notamment le phénomène de la généralisation des brevets et de la multiplication des clauses de confidentialité qui bâillonnent des chercheurs asservis aux entreprises elles-mêmes régies par la loi du profit, étrangère, par nature, au bien commun et au service public. À l’origine conçu comme la juste rétribution d’un travail de recherche et d’innovation, comme sa reconnaissance effective sur le plan juridique, le brevet se métamorphose, dans ce cadre, en instrument de perpétuation des privilèges non pas tant d’ailleurs du chercheur que de l’entreprise dont il devient insensiblement le mercenaire.
La propriété intellectuelle apparaît ainsi comme un enjeu majeur, départageant et opposant les tenants de la propriété publique et sociale, considérant comme des biens « inappropriables » l’eau, l’air, la terre, le vivant, à ceux qui préconisent leur confiscation au profit de leurs soi-disant propriétaires. Dans ce contexte, la lutte des dépossédés actuels s’apparente en effet étrangement à celle des « impropriétaires » défendus par Marx, rendant du coup à la réflexion de celui-ci toute sa pertinence et son urgence pour notre temps.
Bernard-Henri Lévy : un intellectuel au service de la domination
Pour assurer leur domination, les puissants de ce monde ont besoin de relais médiatiques et intellectuels, de journalistes et de philosophes serviles : BHL en représente en France une incarnation exemplaire, alliant en sa personne figure de rébellion (apparente) et opportunisme (avéré). Sa tentative d’accaparement de l’héritage sartrien – dans Le siècle de Sartre d’abord (Grasset, 2000), dans Ce grand cadavre à la renverse aujourd’hui (Grasset, 2007) – représente de ce point de vue un coup fumant qui témoigne d’un assez extraordinaire flair arriviste, il faut le reconnaître.
Dans ce dernier essai, publié dans le sillage de la campagne présidentielle française de 2007, il défend, en se réclamant de Sartre, la gauche respectueuse du Parti socialiste et prône son alliance avec le centre dans le cadre d’un nouveau pacte de progrès modernisant. Pour répondre aux aspirations des contemporains, il faudrait donc accepter gaiement le monde tel qu’il va, refuser la révolution et ses horreurs bien sûr, appuyer les Américains libéraux et soutenir Israël. Ce projet implique une critique féroce de la gauche radicale chargée de tous les péchés politiques du monde, condamnée pour son antilibéralisme, son nationalisme (antieuropéen), son antiaméricanisme doublé d’un antisionisme dont ce dernier serait le masque tronqué, son progressisme et, bien entendu, son titotalitarisme dont la « nouvelle philosophie » et BHL lui-même avaient instruit le procès dès les années 1970.
C’est à cette critique caricaturale de la gauche radicale que réagit surtout Bensaïd [2] pour qui le théologien – nouveau – a remplacé le philosophe – perdu – chez BHL : « Quand la politique est à la baisse, écrit-il au début de son pamphlet, la théologie est à la hausse. Quand le profane recule, le sacré prend sa revanche. Quand l’histoire piétine, l’Éternité s’envole. » Et l’analyse concrète et conjoncturelle est remplacée par la spéculation divine et devineresse.
C’est ainsi que BHL, dans son ardeur guerrière, « invente » le concept de « fascislamisme », une sacrée trouvaille qui lui permet d’aggraver le caractère déjà infamant du « fondamentalisme », en doublant sa signification religieuse péjorative d’une signification politique criminelle. Comme le souligne à juste titre Bensaïd, le concept « créatif » de notre intellectuel fertile présente tout de même « l’inconvénient de fondre en un seul et même signifiant, qu’il le veuille ou non, un phénomène politique et une référence religieuse ». La remarque vaut largement pour son utilisation, métaphorique et élastique, des concepts de « communisme », de « fascisme » ou de « totalitarisme » employés au gré de l’inspiration et de l’humeur du moment, qui n’expliquent rien et qui ont d’abord une fonction de stigmatisation politique.
Cette pratique de l’amalgame qui tue se révèle particulièrement pernicieuse dans l’association et la réduction de l’antisionisme à l’antisémitisme, transformant la critique des politiques de l’État d’Israël en pur paravent de l’antisémitisme et du crime contre l’humanité. C’est le principal grief que BHL adresse à la gauche radicale, le péché mortel pour lequel il n’y a pas de pardon et qui lui vaut l’excommunication. Bensaïd discute longuement de cette logique d’exclusion qui relève du procès par association entre deux ordres de réalité foncièrement dissemblables, amalgamés dans la confusion la plus totale, et qui constitue un véritable obstacle à la résolution de la crise israélo-palestinienne. Et il le fait sur un ton par moments très personnel, notamment dans la « parenthèse étoilée » où il intervient à titre de « pas pas juif », c’est-à-dire de juif appartenant à une « histoire singulière » qu’il n’entend ni subir ni renier mais vivre à sa manière.
Il fait preuve d’une indépendance analogue en tant qu’intellectuel, assumant en toute responsabilité son statut de penseur militant, fidèle y compris dans l’hétérodoxie, et d’enseignant en philosophie, refusant toutefois la posture frelatée du philosophe académique, titularisé. Il rejette, davantage encore, celle du « théologien d’opinion » et de marché qu’incarne tapageusement son adversaire, chantre inorganique et inconséquent d’une gauche recentrée et soumise, celle-là même à laquelle s’en prenait Sartre dans un texte détourné et vidé de son sens par son disciple autoproclamé.
Célébration de la politique partisane
Les questions de la propriété et du rôle des intellectuels, abordées dans Les dépossédés et dans Un nouveau théologien, sont également reprises et remodulées dans Éloge de la politique profane [3], livre ambitieux qui se présente comme la synthèse – provisoire – de la réflexion philosophique et politique de Bensaïd.
La problématique centrale de l’ouvrage est celle du pouvoir, et plus précisément du pouvoir politique. Pour changer radicalement de monde et pour le reconstruire sur d’autres bases, faut-il prendre le pouvoir ? Et si oui, comment ? Sinon, peut-on le transformer par d’autres voies qui feraient l’économie de la lutte politique ? Et dans les deux cas de figure, « comment s’y prendre dans les conditions du capitalisme global ? Et comment éviter la gangrène bureaucratique qui a ruiné de l’intérieur les tentatives d’émancipation passées ? »
Cet enjeu traverse le livre de part en part et sert de fil conducteur aux analyses qui se déploient autour de questions plus spécifiques comme la guerre impériale décrétée par George Bush, les redécoupages territoriaux et les nouvelles frontières, les acteurs, mouvements et partis éventuellement porteurs des nécessaires transformations impliquées par la mise sur pied d’un monde différent, qui demeure toujours à construire. Ce défi inédit surgit dans une période de transition turbulente, au moment où un monde se défait en entraînant dans sa chute les rêves d’émancipation qui avaient accompagné son émergence au début du vingtième siècle, dans une conjoncture où il n’existe plus de certitudes absolues ni de modèles auxquels se référer.
Cette crise elle-même s’inscrit en outre dans un cycle de transformation de plus longue portée associé au développement de la modernité, mouvement que Bensaïd évoque d’abord comme toile de fond globale nécessaire à la compréhension du présent et de ses enjeux. Ce processus comprend deux phases. Il s’ouvre par un mouvement d’expansion et de progrès, du dix-septième au vingtième siècles, marqué par le développement des sciences et des techniques, la montée des aspirations démocratiques, la constitution des États nationaux modernes, le surgissement des révolutions (anglaise, américaine, française, etc.). Il se termine par une période de régression qu’expriment les échecs des expériences révolutionnaires (vaincues ou victorieuses et se transformant ensuite le plus souvent en régimes tyranniques), la dissolution des ensembles nationaux et sociaux (les peuples et les classes), les métamorphoses de la guerre devenant globale et religieuse. À travers ce renversement de tendances, le processus de sécularisation du monde ouvert à la Renaissance se transforme en son contraire et une désécularisation inédite s’installe : le religieux revient en force, ses fidèles se vouant à la célébration des nouveaux fétiches qu’incarnent l’argent, le pouvoir, l’art, le progrès.
Dans ce nouveau monde dépourvu de cohésion sociale et de cohérence idéologique et normative, la guerre, paradoxalement, devient une valeur-refuge. Elle se métamorphose en un affrontement entre le Bien absolu – de la civilisation occidentale – et le Mal total – de la barbarie orientale –, en une lutte entre deux grandes puissances culturelles, lui donnant ainsi un aspect totalement nouveau. Les guerres féodales, rappelle Bensaïd, étaient largement des conflits entre forces de métier, militaires professionnels et mercenaires. Les guerres nationales marquent l’extension du conflit aux peuples eux-mêmes et deviennent « totales », effaçant la distinction antérieure entre civils et combattants. La guerre engagée par George Bush franchit un pas de plus, devenant « globale », fondée sur un « état d’exception » permanent et autorisant le recours à tous les moyens par-delà les frontières et les obstacles soulevés par le droit international : détention de prisonniers sans statut, pratique généralisée de la torture légitimée par le souci du Bien absolu prôné au nom de la civilisation.
Dans ce contexte international largement déterminé par la domination impériale américaine, la transformation du monde est-elle toujours possible ? Comment et avec quels moyens ?
Plusieurs, jugeant l’affrontement avec la superpuissance américaine suicidaire, se tournent vers la formulation de projets utopiques qui, pour Bensaïd, se présentent le plus souvent comme des variations autour de thèmes pré-marxistes. L’économie solidaire, par exemple, à la mode dans certains milieux de gauche, lui apparaît comme un « cache-misère », cela qui reste « quand les marchés sont rassasiés et les budgets publics asséchés ». De même l’économie « participaliste » de Michael Albert lui semble une « utopie redistributive égalitaire » qui « bute sur ses conditions de possibilité effectives ». Le changement de type rhizomatique, procédant par ramification bourgeonnante, prôné dans les années 1970 par Deleuze et Guattari et aujourd’hui par John Holloway, conduit selon lui à une impasse dans la mesure où il ne s’attaque pas frontalement à la question du pouvoir et des conditions politiques devant encadrer et stimuler le changement.
L’essai, dans sa dimension polémique, discute vivement les positions de ces courants de même que celles défendues récemment par Toni Negri autour du concept de « multitude ». Réalité nouvelle ou invention notionnelle, se demande Bensaïd, qui reprendrait, en la revampant, la vieille notion de « plèbe » utilisée par les « nouveaux philosophes » des années 1970 ? Les deux appellations lui apparaissent contestables dans la mesure, notamment, où elles surestiment les possibilités de la démocratie directe et les pratiques d’évasion. Et cela au détriment des organisations et des partis qui, par leur inscription dans le temps et leur souci des rapports de force stratégiques, peuvent agir efficacement sur le terrain politique.
C’est sur la mise en évidence de l’importance décisive de la politique et des partis que se termine l’ouvrage qui se fait particulièrement insistant sur cette dimension nécessaire à une transformation globale et en profondeur du monde : « Une politique sans partis est aussi inconcevable qu’une tête sans corps, ou qu’un état-major sans troupes, dirigeant au tableau noir des batailles imaginaires contre des armées fantômes. » C’est ce postulat qui imprègne l’engagement militant et la réflexion de cet auteur depuis 40 ans, qui les fonde et donne sens à sa « lente impatience ».
[1] Daniel Bensaïd, Les dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Montréal, Lux éditeur, coll. « Instinct de liberté », 2008.
[2] Daniel Bensaïd, Un nouveau théologien, B.-H. Lévy, Paris, Lignes, 2007.
[3] Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008.