Présentation du dossier
Nous sommes héritiers de 1968
L’expression « les héritiers de 1968 » était scandée il y a un an comme insulte suprême par Nicolas Sarkozy annonçant qu’il comptait bien « liquider » cet héritage « une bonne fois pour toutes ». Face à ces propos, nous ne pouvons que revendiquer pleinement l’insulte (oui, nous sommes tous des héritiers de 1968 !), relayant ainsi, dans un écho historique, un des plus beaux slogans de Mai 68 : « Nous sommes tous des juifs allemands ». En s’identifiant à la condition juive et, par-delà, à l’étranger, les manifestant·es de ce joli mois de mai portaient au plus loin la solidarité, cette solidarité qui constitue un aspect essentiel de cette période et dont notre dossier souhaiterait sauver le fragile souvenir, à rebours de la grande solde anti-utopique.
Nous ne prétendons pas restituer, contre le discours ambiant sur 1968 dans lequel nous ne reconnaissons pas nos convictions, une mémoire objective ou exhaustive des événements qui ont eu lieu à travers le monde. Les textes ici réunis sont partiaux, passionnés, politiques, « c’est-à-dire faits à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons », pour reprendre les mots de Baudelaire.
Cette partialité ne contrevient pas à la logique de l’héritage qui, comme l’écrivait récemment Daniel Bensaïd, n’est pas « un bien que l’on possède et que l’on garde, mais quelque chose que les héritiers se disputent et ce qu’ils en font ». Il appert ainsi que le litige propre à la politique a aussi pour terrain d’activité le rapport au passé. Pour nous, 1968, c’est la plus grande mobilisation qu’aient connue les pays surdéveloppés depuis la IIe Guerre mondiale ; c’est la grève la plus générale de France ; c’est la solidarité internationale envers le peuple vietnamien et la lutte contre l’impérialisme ; c’est une forte contagion d’enthousiasme et d’émancipation ; c’est la capacité qu’ont des gens dispersés, surtout des étudiant·s et des travailleur·ses, de se rencontrer et de se solidariser ; c’est le renouvellement des thèmes de la lutte anticapitaliste – par les féministes notamment ; c’est une critique de l’arbitraire autoritaire et des structures hiérarchiques fortement ancrées, y compris au sein des organisations politiques et syndicales ; c’est « Ne laissez pas les haut-parleurs parler à votre place ! » ; ce sont ces Noir·es qui disent « Nous aussi nous sommes des hommes » ; c’est l’écho qui répond sur un autre continent : « On s’en fout des frontières ». Notre 1968, on l’aura compris, est d’abord et avant tout politique.
Notre pari de départ consistait à croire en la possibilité de revenir sur les luttes du passé d’une manière qui ne soit ni celle du retour sur les erreurs de jeunesse ni celle des leçons de l’histoire à adresser au « pauvre » présent. Il nous semblait aussi que ce voyage dans le temps nous impliquait tout entier, nous et notre attitude face à l’ordre actuel du monde. Voilà pourquoi nous faisons nôtres, en les adaptant, ces mots d’une grande justesse avec lesquels un ouvrier, Georges Maurivard, présentait, en janvier 1968, le film Loin du Vietnam à ses collègues de l’usine Rhodiacéta, à Besançon, qui venaient de connaître d’importants licenciements : De quoi va-t-il être question ici ?, disait en substance Maurivard. De ce qui s’est passé il y a longtemps ? D’événements auxquels nous ne pouvons rien et qui ne nous concernent plus ? Non ! Il va s’agir de nous. De notre attitude face à ces événements, de notre attitude face au monde dans lequel nous vivons notre vie quotidienne. Là se sont affrontées des puissances que nous connaissons bien aussi : les riches et les pauvres, la force et la justice, la loi de l’argent et l’espoir d’un monde nouveau.
Nous souhaitons que 1968 apparaisse ici comme un monde ouvert, inachevé et qui sera, comme tout héritage, ce que nous voudrons bien en faire.