Dossier : Nous sommes héritiers (…)

1968 au Québec

Terre en transe

par Christian Brouillard

Christian Brouillard

L’année 1968 devait être, selon les paroles de Fidel Castro prononcées le 2 janvier à La Havane, celle du « guérillero héroïque ». Les échos de la mort du Che allaient se répercuter tout au long de cette année dans le monde, à travers un, deux, trois, mille foyers de révolte. Le Québec n’y échappera pas et cet écho sera modulé selon les caractéristiques propres de la société québécoise : on assiste alors non pas à un « complot international » ou à une transposition tardive de ce qui se fait ailleurs, mais à une convergence de mouvements de lutte qui entrent en résonance avec ce qui se passe au niveau mondial (pouvant, à l’occasion, s’en inspirer) et qui ont des racines dans l’histoire québécoise.

Dans l’enchevêtrement des luttes ayant marqué cette période, on peut distinguer trois grandes lignes de force correspondant à trois foyers contestataires : celui de la gauche nationaliste dans toutes ses variantes, celui des luttes ouvrières et populaires, et enfin, celui de la contestation étudiante.

Feu sur l’Amérique ?

Depuis le début des années 1960, au sortir de la « grande noirceur » duplessiste, le rêve de l’indépendance nationale du Québec resurgit avec force, s’immisçant par les portes ouvertes à la faveur du processus de modernisation qu’on a appelé la Révolution tranquille tout en s’inspirant des expériences de la Révolution cubaine et des luttes de décolonisation en Afrique et en Asie. Le projet indépendantiste est alors essentiellement porté par le RIN (Rassemblement pour l’indépendance nationale), créé en 1960. Ce dernier, fondant l’indépendance du Québec sur une base socialisante, présente des candidatures aux élections provinciales (un peu moins de 6 % des voix au scrutin de 1966) tout en ne dédaignant pas les actions de rue « musclées ». À l’occasion de la venue de la reine Élisabeth II au Québec, en octobre 1964, les manifestations appelées par le RIN seront férocement réprimées par les forces policières lors de ce qu’on a appelé le « samedi de la matraque ».

Parallèlement à l’action légale du RIN, certains de ses militants ont formé, en 1962-1963, un mouvement armé, le Front de libération du Québec (FLQ). Le premier réseau du Front sera rapidement démantelé, mais d’autres, au fil des ans, surgiront de nouveau. En 1968, le groupe qui anime le FLQ (autour de Pierre-Paul Geoffroy) axe essentiellement son action et ses attentats contre des cibles en lien avec des conflits ouvriers, et cela, dans une perspective où s’articulent anti-impérialisme, socialisme et indépendantisme. Ce réseau a d’ailleurs adopté comme première dénomination « Front de libération des travailleurs », avant de revenir au sigle plus connu de FLQ. Le réseau Geoffroy réalise sans doute le plus grand nombre d’actions armées (plus d’une trentaine) au Québec, frappant aussi bien le consulat des États-Unis dans un geste de solidarité avec la résistance vietnamienne que des intérêts patronaux (attentats contre les locaux de chambres de commerce et de dirigeants d’entreprise), le tout culminant avec l’explosion d’une bombe, le 13 février 1969, à la Bourse de Montréal. On peut ainsi apprécier le changement de conception s’étant opéré par rapport à la vague felquiste de 1963 qui, plus imprégnée d’idéologie de la décolonisation que de socialisme, frappait essentiellement des symboles du « colonialisme anglo-canadian ».

Ce changement radical de conception a pris forme avec l’entrée de Pierre Vallières et de Charles Gagnon au sein du FLQ en 1966. La création de ce nouveau réseau n’est par ailleurs pas étrangère à l’apparition, à la gauche du RIN, d’un regroupement, le Mouvement de libération populaire (MLP), constitué du collectif de la revue Parti pris, de Révolution québécoise (dont font partie Vallières et Gagnon) et de diverses organisations d’extrême-gauche. Le MLP entend donner un contenu ouvrier et socialiste à l’indépendance du Québec, ce qui signifie, pour traduire cela en des termes contemporains et assez affadis : pas d’indépendance sans projet de société.

En 1968, tout cela est du passé. Vallières et Gagnon sont emprisonnés et leur réseau disloqué par les arrestations. Ils n’ont cependant pas perdu toute voix ; ainsi, les éditions Parti pris publient, en mars 1968, un texte de Vallières qui connaîtra un grand retentissement, Nègres blancs d’Amérique. Quant au MLP, il a fusionné en mars 1966 avec le Parti socialiste du Québec (issu d’un schisme du NPD-Québec en 1963) qui disparaîtra en février 1968. Certains éléments du MLP, par contre, ont rallié la gauche du RIN. Brève pause car, avec la création, au printemps 1968, du Mouvement souveraineté-association (MSA) propulsé par l’ancien ministre libéral René Lévesque, un nouvel acteur politique vient d’apparaître sur la scène indépendantiste. Des tractations vont alors s’engager entre le MSA et le RIN, mais il n’y aura pas de fusion officielle de ces deux organisations, certaines positions rinistes (entre autres sur l’unilinguisme français au Québec et sur l’approche plus socialisante des questions économiques) rendant impossible toute conciliation. Cependant, deux semaines après la création du Parti québécois (constitué du MSA et d’une organisation de droite, le Ralliement national), le 11 octobre 1968, le RIN se saborde et incite ses membres à adhérer individuellement au nouveau parti. La gauche riniste ayant déjà quitté le navire se scinde alors en deux branches : le Front de libération populaire (FLP) et le Comité Indépendance-socialisme (CIS). Ces deux groupes, présents sur de nombreux fronts de lutte, vont être fortement engagés lors des manifestations ayant ponctué la Saint-Jean-Baptiste de 1968, à la veille d’élections fédérales. Les propos incendiaires et provocateurs du candidat libéral Pierre Trudeau, comparant les indépendantistes aux assassins de Robert Kennedy, ne sont pas pour rien dans le déclenchement des affrontements ayant eu lieu ce soir-là, menant à 292 arrestations et 250 blessés.

Combativité ouvrière et populaire

L’émergence de groupes, armés ou non, qui tentent de lier social et question nationale s’explique, en premier lieu, par une forte combativité ouvrière. Ainsi, certains auteurs relient la naissance du réseau Geoffroy à la marche de solidarité avec les travailleurs de la Seven Up qui, en grève depuis l’été 1967, devaient affronter briseurs de grève et flics. Cette marche, qui a lieu le 27 février 1968, débouche sur des affrontements très durs avec les forces de l’ordre, ponctués par une pluie de cocktails Molotov et de coups de matraque… « Parmi les manifestants dont plusieurs brandissent des drapeaux rouges et scandent Révolution ! Révolution !, on compte Pierre-Paul Geoffroy et ses camarades de l’aile gauche du RIN [1]. »

La grève à la Seven Up n’est pas la seule qui secoue le Québec à ce moment là. À la papeterie Domtar de Windsor, en Estrie, les ouvriers en grève occupent leur usine les armes à la main, en novembre 1968, réussissant, ultimement, à empêcher l’entreprise de fermer ses moulins. Autres grèves significatives qu’on peut relever : celles qui touchent la Société des alcools du Québec à l’été, la compagnie Lord dans l’Est de Montréal et l’usine de la Victoria Precision Works. Une caractéristique commune qu’on peut dégager de ces conflits, c’est leur durée exceptionnellement longue et les affrontements suscités par la présence de briseurs de grève protégés par les flics.

Cette agitation ouvrière n’est pas sans effet sur le discours des directions syndicales. Délaissant quelque peu (sans l’abandonner totalement) ce qu’on appelle le syndicalisme d’affaires, essentiellement centré sur l’entreprise et le corporatisme, les centrales syndicales adoptent un ton plus combatif. Prenant acte de la montée des luttes et du vide politique créé par le discrédit touchant les partis traditionnels (Parti libéral et Union nationale), la CSN met sur pied des Comités d’action politique (CAP) et la CEQ des Comités d’action et d’éducation populaire. Cette nouvelle orientation sera complétée à l’automne 1968 quand la CSN appellera à ouvrir un « deuxième front », tentant ainsi de nouer une alliance avec les comités de citoyens.

Ces dernières organisations, apparues vers 1963 et œuvrant dans les quartiers sur des questions sociales, établissaient alors un constat désabusé des réalisations effectives de la Révolution tranquille pour les couches populaires. Face à cela, il s’agissait, pour beaucoup, de dépasser l’action corporative et de s’orienter vers l’action politique, articulée au mouvement syndical. Ce virage politique apparaîtra plus clairement à la suite d’une importante rencontre, le 19 mai 1968 à Saint-Henri, de représentants de 20 comités de citoyens de Montréal et du reste de la province. À la suite de cette réunion, des liens effectifs se tisseront entre certains militants syndicaux et des comités de citoyens pour déboucher, sur la constitution, à Montréal en mai 1970, du FRAP (Front d’action politique). Proposant de construire un « pouvoir populaire » au niveau municipal, le FRAP sera touché par la répression qui aura lieu lors des événements d’octobre 1970, pour finalement disparaître en 1973. À ce moment, la radicalisation politique commence à se déplacer vers d’autres instances, pour une bonne part vers les groupes marxistes-léninistes [2]. Mais cela, c’est déjà une autre histoire…

Pouvoir étudiant

Que ce soit dans les mouvements de contestation populaire ou dans les luttes indépendantistes, le mouvement étudiant a fourni son lot de militants. Il a par ailleurs, comme en France ou aux États-Unis, mené des combats sur son propre terrain. Dès février 1968, la faculté des Sciences sociales et le département de Philosophie de l’Université de Montréal sont secoués par de violentes remises en cause de l’enseignement magistral qui y est donné, critiques portées par de petits groupes étudiants et qui ont donné lieu à la publication d’un manifeste, Université ou fabrique de ronds-de-cuir. Par ailleurs, l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ), créée en 1964, a complété un virage à gauche qui l’a mené à abandonner la participation aux instances de pouvoir pour adopter un ton plus revendicatif : soutien à la souveraineté du Québec, engagement à lutter contre l’impérialisme américain et volonté de transformer radicalement le système d’enseignement. Cependant, cette radicalisation politique reste assez marginale dans le mouvement, plusieurs associations étudiantes contestant fortement la représentativité réelle de l’UGEQ. C’est d’ailleurs moins du côté universitaire que viendra l’explosion de l’automne 1968 que des cégeps nouvellement constitués.

Rappelons qu’en 1968, il y a 23 cégeps, près du double par rapport à l’année précédente. Cette croissance n’est pas sans poser de nombreux problèmes, sur le plan notamment des structures d’enseignement inadéquates et sclérosées (héritage des précédents collèges classiques) et sur celui des débouchés universitaires pour les nouveaux diplômés. Les revendications étudiantes vont alors se focaliser autour de la création d’un nouveau réseau universitaire francophone, de l’amélioration du régime de prêts et bourses et de l’autogestion des établissements d’enseignement.

C’est le 8 octobre que le cégep Lionel-Groulx vote la grève générale et l’occupation du collège, mouvement qui va faire boule de neige pour toucher, le 14 octobre, 15 cégeps, aussi bien à Montréal que dans le reste du Québec. L’École des beaux-arts de Montréal, pour sa part, débraie à partir du 11 octobre. C’est là que s’esquisse une passionnante tentative autogestionnaire dans un climat que Lysiane Gagnon décrira dans ces termes : « Un mélange de terrorisme pur et simple et de chaleur humaine, de fantaisie délirante et de rigueur théorique [3] ». L’occupation à l’école perdurera jusqu’en novembre mais, à ce moment-là, le mouvement, au niveau provincial, sera déjà disloqué. Dans ce reflux, nombre d’étudiants de cégep quitteront avec amertume leurs études, devenant ainsi les premiers « drop out » du système. À l’horizon se profile déjà le mouvement des communes et de la contre-culture, qui fleurira à travers le Québec des années 1970.

Et pour ne pas conclure…

Dans son texte resté longtemps inédit, Feu sur l’Amérique, rédigé en prison au cours de l’année 1968, Charles Gagnon écrit : « Le Québec constitue une des régions de l’Amérique du Nord où la situation est la plus révolutionnaire [4] ». Cette évaluation de la situation québécoise, qui rejoignait d’ailleurs les conclusions émises par son camarade Vallières à la fin de Nègres blancs d’Amérique, peut, aujourd’hui, prêter à sourire. C’est là le luxe de l’observateur qui juge a posteriori. De fait, si les affrontements sociaux et politiques que nous avons évoqués ici ont pris très souvent, en cette année 1968, un caractère tranché et violent, nulle part une alternative socialiste claire face au pouvoir dominant n’est apparue. Jean-Philippe Warren, dans un texte sur le mouvement étudiant québécois de 1968, notait d’ailleurs avec justesse que « la visée de cette révolte spontanée demeurait […] beaucoup plus réformiste qu’en France [5] » De ce réformisme, il est resté des traces tangibles, comme la création de l’UQAM et du réseau des universités du Québec, comme une vision de l’éducation moins autoritaire et hiérarchique, la présence d’un réseau d’organismes communautaires issus des comités de citoyens, une mutation à long terme des valeurs sociales dans un sens un peu plus égalitaire, le surgissement de nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme (le Front de libération des femmes naît en 1969) ou l’écologisme, etc. Cependant, c’est dans l’imaginaire social que reste logé le plus important legs de 1968, au Québec comme ailleurs, et dans le fait que la possibilité de changer la vie et de transformer le monde continue toujours, sous d’autres formes et d’autres mots, à courir dans les têtes.


[1Louis Fournier, FLQ : histoire d’un mouvement clandestin, Montréal, Québec/Amérique, 1982, p. 171.

[2Jean-Philippe Warren, Ils voulaient changer le monde : le militantisme marxiste-léniniste au Québec, Montréal, VLB, 2007 ; Charles Gagnon, En Lutte ! Écrits politiques, vol. II (1972-1982), Montréal, Lux Éditeur, coll. « Histoire politique », 2008.

[3Lysiane Gagnon, « Bref historique du mouvement étudiant au Québec (1958-1971) », Bulletin d’histoire politique, dossier thématique sur les mouvements étudiants des années 1960, vol. 16, no 2, hiver 2008, Lux Éditeur, p. 40. Sur l’occupation de l’École des beaux-arts, le documentaire réalisé en 1997 par Claude Laflamme, La république des beaux-arts, constitue un témoignage fort intéressant.

[4Charles Gagnon, Feu sur l’Amérique. Écrits politiques, vol. I (1966-1972), Montréal, Lux Éditeur, coll. « Histoire politique », 2006.

[5Jean-Philippe Warren, « Le Mai 68 québécois », La Presse, 20 janvier 2008.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème