Agence canadienne de développement international (ACDI)
Un changement de cap discutable
En juillet dernier, l’Agence canadienne de développement international (ACDI) a annoncé en catimini l’adoption d’une nouvelle politique de partenariat avec les organismes de coopération internationale (OCI). Cette annonce, qui a fait peu de vagues depuis, représente une menace pour l’autonomie des OCI. En fait, ses orientations sont symptomatiques d’une modification beaucoup plus profonde du modèle du rapport entre la société civile et l’État qui pourrait avoir des répercussions à long terme sur la liberté d’expression et la démocratie.
Le mode de financement réactif
Parmi l’ensemble des directions de l’ACDI, la Direction générale du partenariat avec les Canadiens [1] (DGPC) était, jusqu’à récemment, celle où les politiques de financement permettaient le mieux aux OCI de préserver leur autonomie. Le processus de soumission et de développement coopératif des projets entre les chargés de programme de l’ACDI et les organismes y jouait un rôle prépondérant.
Après la présentation à l’ACDI d’un projet conforme aux priorités d’une OCI, la proposition pouvait faire plusieurs allers et retours entre l’ACDI et l’OCI suivant les commentaires et questions de chacun. Il était possible d’établir un réel dialogue avec le personnel de l’ACDI et de bâtir une relation de confiance avec eux. En général, un projet n’était pas refusé d’emblée. Cela permettait aux organisations de coopération internationale d’obtenir du financement pour des projets qui étaient en marge des orientations centrales de l’ACDI, selon leurs propres priorités et thématiques, dans le pays admissible à l’aide internationale de leur choix. En fait, cette manière de fonctionner donnait la marge de manœuvre nécessaire pour maintenir des relations de long terme avec des partenaires dans les domaines qu’ils avaient choisis malgré le changement rapide des priorités à l’ACDI.
Nouveau cadre pour la modernisation et l’efficacité des partenariats de l’ACDI
Avec l’annonce de la nouvelle politique de financement de la DGPC, en juillet dernier, ce mode de financement « réactif » a pris fin de manière abrupte. La nouvelle politique présente deux importants facteurs qui menacent maintenant l’autonomie et la survie des OCI : l’application des priorités thématiques et géographiques aux projets de coopération internationale et le processus de financement compétitif.
Dès mai 2009, l’ACDI affirmait ouvertement que la conformité avec les orientations de la politique étrangère canadienne serait désormais l’un des critères de sélection des pays prioritaires pour l’organisme [2]. En juillet dernier, l’ACDI ajoutait que les projets financés par la DGPC devront aussi être en conformité avec les objectifs de la politique étrangère, en particulier quant au choix des pays [3] et des thèmes [4] abordés. Avec le délaissement de certains des pays les plus pauvres du monde en Afrique en faveur de pays d’Amérique latine plus nantis, et qui sont souvent des partenaires commerciaux du Canada, et l’adoption de la « croissance économique durable » comme l’une des priorités thématiques, on peut penser qu’il y a là une politisation certaine de l’aide internationale. Cela fait craindre que le rôle qu’elle peut jouer pour la réduction de la pauvreté internationale ne soit marginalisé à l’avenir.
Les conséquences de ce revirement pour les organismes de coopération internationale
Pour les OCI, le retrait de certains pays de la liste des pays prioritaires de l’ACDI menace les partenariats établis depuis plusieurs années avec des organisations à l’étranger. Plus encore, l’alignement nécessaire des projets sur des priorités thématiques élaborées en dehors du contexte local et sans consultation large et approfondie des OCI mine un facteur fondamental du succès à long terme de ces projets : la capacité de les élaborer en collaboration avec les populations locales en fonction de leurs besoins. Sans cette adaptation, les projets de coopération internationale perdent en fait tout leur sens. L’appropriation des projets de coopération internationale par les populations et les gouvernements locaux est d’ailleurs l’un des principes centraux de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide de 2005 et du Programme d’action d’Accra de 2008, qui lient tous deux le gouvernement du Canada. Il est aussi peu probable que d’agir en conformité avec les orientations de la politique étrangère canadienne, avec sa militarisation accrue et l’intensification de ses négociations commerciales internationales, contribue à une amélioration des conditions de vie des populations touchées par les projets.
De plus, le fait que toutes les propositions présentées à la DGPC soient désormais sélectionnées selon un processus compétitif alourdit le poids administratif des demandes de financement et favorise les plus grands OCI. En effet, ce ne sont pas toutes les organisations qui possèdent les ressources humaines et financières nécessaires pour répondre rapidement à un nombre important d’appels de proposition simultanés et lancés à l’improviste, comme c’est le cas présentement. La plupart des OCI, en particulier les plus petits, sont déjà surchargés et n’ont pas les moyens de dédier une personne uniquement au financement.
Le fonctionnement compétitif risque donc d’hypothéquer d’autant plus le travail quotidien du personnel des OCI. Les plus grands OCI risquent d’être favorisés pour cette raison, mais aussi parce qu’ils ont parfois la capacité de diminuer le coût relatif d’un projet en faisant des économies d’échelle. Par exemple, une organisation qui possède déjà des infrastructures en Haïti pourra soumettre un proposition à un coût moindre que celle qui devra débuter à neuf. À long terme, si les petits OCI obtiennent de moins en moins de financement, la compétition entre OCI menacera la diversité dans le secteur de la coopération internationale.
Rappelons aussi que plusieurs organisations qui se sont montrées critiques envers le gouvernement dans le passé récent ont vu leur financement coupé en entier ou en partie : le Conseil canadien pour la coopération internationale, Match international, Kairos, Alternatives. Dans un système de financement compétitif, chacun devra montrer qu’il est meilleur que l’autre selon les critères de l’ACDI. Puisqu’il s’agira d’une question de survie des organisations, on peut craindre que les OCI ne soient moins enclins à collaborer et à partager leur expertise.
Plus largement, avec l’ombre des coupes de financement qui plane, alors qu’il devient important de s’unir pour contrer la nouvelle politique, les organisations seront peut-être plus frileuses dans leurs prises de position publiques. À plus grande échelle, ce contexte aura-t-il des conséquences sur la capacité des OCI de se montrer critiques face aux politiques gouvernementales ? Assistera-t-on à une autocensure de leur part ? Le gouvernement conservateur parviendra-t-il à diviser les rangs et à nuire à la cohésion dans le secteur en ciblant les enjeux qui le divisent ?
De nouveaux rapports entre la société civile et l’État ?
Cette situation fait ressortir l’une des contradictions centrales dans la relation entre la société civile et le gouvernement au Canada. Le gouvernement doit en fait consentir à appuyer la société civile qui le critique, puisqu’il juge son apport bénéfique à la gouvernance du pays. Jusqu’à maintenant, la société civile a joui d’une relative liberté malgré une certaine dépendance face au financement gouvernemental. En fait, il s’agissait qu’un gouvernement ne juge plus la société civile comme un élément essentiel de la gouvernance pour que cet équilibre précaire penche de son côté et que l’on voit que le financement reste l’un des nerfs de la guerre. Sans lien de confiance et sans reconnaissance de l’importance de la société civile, l’édifice du rapport entre la société civile et l’État s’écroule.
Dans ce sens, l’autre aspect préoccupant de la politique de la DGPC ne réside pas tant dans ses orientations que dans la manière centralisée et exécutoire de l’élaborer et de la mettre en œuvre. L’annonce du cadre a été faite en juillet, en plein milieu de l’été. Des sessions d’information – et non de consultation – ont été organisées en août et en septembre et on y a annoncé que la politique devrait être applicable dès octobre 2010. Sans appel. Depuis, certaines lignes directrices ont été publiées sur le site de l’ACDI pour des appels d’offre précis, mais il est extrêmement difficile pour les OCI d’obtenir de l’information de première main à ce sujet ou sur le refus de financer un projet. La procédure normale consiste maintenant à référer les gens qui posent des questions par courriel à la Foire aux questions sur le site de l’ACDI.
Les gens du milieu vous le diront, jamais un tel verrouillage de l’ACDI n’a été observé dans le passé. Aujourd’hui, le dialogue n’est plus possible avec les chargés de programmes qui sont désormais beaucoup plus encadrés. Toutes les propositions de projets et de programmes sont désormais révisées par la ministre de la Coopération internationale (la Ministre), ce qui engendre de longs délais avant l’octroi du financement. Et l’attente se poursuit souvent après la fin des accords de financement antérieurs, les organisations devant souvent assurer seules le financement pendant plusieurs mois. L’incapacité pour les OCI de pouvoir compter sur un financement de base à long terme menace ainsi leur existence même. Aussi, des décisions qui étaient auparavant prises au niveau de l’ACDI, comme le choix des pays prioritaires, doivent aujourd’hui être approuvées par le Cabinet.
Et tout ça pour l’efficacité ?
Ultimement, alors que la ministre justifie cette réforme par la nécessité d’une plus grande efficacité de l’aide, il est fort probable que le résultat soit inverse. La diminution de la capacité d’adaptation des OCI aux besoins locaux, la difficulté de maintenir des partenariats à long terme, le coût accru du processus de candidature compétitif, le défi de critiquer le gouvernement et de prévoir son financement de base à long terme sont autant de facteurs qui concourent à une diminution de l’efficacité de l’aide sur le terrain.
On peut voir l’efficacité sous un double aspect, d’une part en prenant en compte l’impact réel des actions sur le terrain en termes d’une amélioration des conditions de vie de ses habitants ; d’autre part comme facteur d’amélioration des processus administratifs, critère qui réfère plutôt à une bonne gestion de l’aide par ses divers acteurs. Or, au détriment d’une réelle efficacité sur le plan des objectifs de l’aide internationale, le gouvernement canadien se centre sur l’efficacité en tant que bonne gestion des fonds publics par les OCI, en laissant une place de moins en moins grande à la réduction de la pauvreté et au respect des droits humains. Les orientations de sa politique d’aide et de sa politique internationale n’entrent pas dans cette définition.
Plus fondamentalement, à moyen et long termes, ce qui est en jeu dans la réforme du partenariat de l’ACDI avec les OCI, c’est la diversité de la société civile et le modèle de société dans lequel nous souhaitons vivre : un modèle où le gouvernement reconnaît l’importance du débat public sur ses politiques et où il est possible de prendre la parole afin de participer à l’élaboration collective d’un projet social.
[1] Anciennement la Direction générale du partenariat canadien.
[2] « Une nouvelle approche efficace pour l’aide canadienne », Notes pour une allocution prononcée par l’honorable Beverley J. Oda, ministre de la Coopération internationale, Centre Munk d’études internationales, 20 mai 2009.
[3] Pays prioritaires : Cisjordanie et bande de Gaza, Éthiopie, Ghana, Mali, Mozambique, Sénégal, Soudan, Tanzanie, Bolivie, Caraïbes, Colombie, Haïti, Honduras, Pérou, Afghanistan, Bangladesh, Indonésie, Pakistan, Vietnam, Ukraine. Voir le site de l’ACDI : www.acdi-cida.gc.ca/accueil.
[4] Les trois priorités thématiques sont : accroître la sécurité alimentaire, assurer l’avenir des enfants et des jeunes, favoriser une croissance économique durable, « Une nouvelle approche efficace pour l’aide canadienne ».