Les attractions passionnées de Charles Fourier
Parmi les socialistes utopistes, Fourier se distingue à plusieurs égards. Loin de l’ascétisme monastique qui inspire L’Utopie de Thomas More ou, plus près de lui, L’Icarie de Cabet, il se propose de fonder Le nouveau monde industriel et sociétaire [1] sur la base des attractions passionnées. Ainsi son phalanstère s’occupe autant de trouver une façon harmonieuse d’organiser la production économique que de construire une forme de communauté amoureuse, fondée sur les passions, les goûts et les instincts. Plaisirs et travail non seulement ne sont pas la négation l’un de l’autre, mais peuvent être à l’origine d’un monde véritablement harmonieux parce qu’ils font tous deux appel à des dimensions fondamentales de l’être humain.
Dans son monde règnera l’abondance, une abondance qui résulte de la disparition de la concurrence entre les agents économiques et du remplacement de la propriété morcelée par l’association. Alors que la civilisation représente pour lui le monde à rebours, il se propose, comme tant d’autres réformateurs sociaux, de le remettre dans le bon sens et qualifie donc son projet de monde à droit sens. Ainsi, après la sauvagerie, la barbarie (ou patriarcat) et la civilisation, pourra se développer l’harmonie qui les dépassera toutes car elle renouera avec les passions de l’état sauvage, mais sur le mode « scientifique » de leur combinaison dans le meilleur intérêt de l’humanité. Abondance et plaisir en sont les principes opérants.
L’attraction passionnée
Pour ce faire, il fixe trois grands buts à l’attraction passionnée : favoriser le luxe, former des groupes et faire entrer en jeu des passions, le tout étant chapeauté par le besoin d’unité, qu’il nomme l’unitéisme. Le luxe permet de satisfaire les cinq sens : goût, toucher, vue, ouïe et odorat. Les groupes peuvent être fondés sur des liens d’amitié, d’ambition, d’amour ou de famille. Quant aux trois passions organisatrices, il les nomme joliment la cabaliste (intrigante et dissidente), la papillonne (alternante et contrastante) et la composite (« besoin de goûter à la fois deux plaisirs, dont l’amalgame élève l’ivresse au niveau d’exaltation »). Et sa série passionnée permet l’émulation fondée sur les différences. C’est pourquoi il reprendra le modèle de décomposition des passions pour rémunérer à 5/12 le travail, à 4/12 le capital et à 3/12 l’inventivité.
À cet égard, Fourier détonne dans le panorama des utopistes, en ne prônant pas une société égalitaire. Car de l’égalité il craint l’uniformisation et une rationalisation moralisatrice dont il a pu voir les effets délétères à l’époque de la Terreur. Il convient donc pour lui de combiner les différences pour faire émerger des possibles insoupçonnés. En fait, il a le projet ambitieux de généraliser l’accès à l’opulence que promet la société industrielle. L’abon-dance viendra de l’organisation communautaire et de la rationalisation de la production. Le travail y deviendra un plaisir puisqu’il s’appuiera sur les inclinations et non sur l’obligation. De plus, loin d’être monotone, il sera au contraire varié et de courte durée, afin de satisfaire la passion papillonne. En même temps, il y aura proportionnalité entre les sexes, les races et les âges.
Cette organisation communautaire, dans des collectivités de travail qu’il nomme les phalanstères, permettra de conduire à l’harmonie universelle. Contrairement aux révolutions politiques, sa révolution sociale implique de mettre un terme à l’État traditionnel et de réorganiser la politique à un niveau local, à partir des communautés de base, chaque phalanstère étant une unité parfaite et autorégulée qui s’associera spontanément et passionnément avec d’autres communautés du même type pour devenir un mode d’organisation universel. Car le modèle de Fourier n’est pas clos, replié sur lui-même dans sa perfection sphérique. Il a pour vocation de s’étendre à l’ensemble de l’humanité et de la réorganiser sur de nouvelles bases.
La vie amoureuse
Une des grandes originalités de Fourier, qui renvoie à son intérêt pour les passions, est l’importance qu’il accorde aux diverses dimensions de la vie amoureuse, intérêt qui amène Dominique Desanti, dans Les socialistes de l’utopie, à voir dans Fourier un des précurseurs de la révolution sexuelle et des communes des années 1960. Non seulement il assimile les grandes usines à des bagnes, mais il voit dans la famille nucléaire une reproduction en mode mineur de l’organisation industrielle, chargée de la reproduction des travailleurs.
Dans son idéal passionnel, il envisage donc la sexualité sous une forme ludique, mais également productive. Fourier est donc critique de la morale conjugale et sexuelle de son époque et prône des passions à vocation omnigame où toutes les combinaisons seront possibles, ce qui anticipe la perversité polymorphe que Freud n’a eu de cesse de vouloir maîtriser. On peut aujourd’hui sourire devant l’évocation des fleuves de limonade ou ses projets de rendre fertile le désert du Sahara, il n’en reste pas moins que Fourier a été le premier penseur à faire de l’émancipation des femmes l’indicateur du degré d’émancipation humaine.
[1] Ouvrage publié en 1829 et réédité en 1973 chez Flammarion.