Réformes et contre-réformes en éducation

No 038 - février / mars 2011

De la révolution tranquille à la révolution sournoise

Réformes et contre-réformes en éducation

Benoît Bergeron

En réaction aux résultats catastrophiques, réels ou appréhendés, des élèves du Québec aux épreuves de français, la ministre de l’Éducation, Michelle Courchesne, annonçait le 6 février 2008 un train de 22 mesures en cinq axes pour corriger, espérait-elle, les ratés de nos services éducatifs en français. Parmi ces mesures, on trouve la révision du programme de français et l’accroissement du niveau de préparation en français de tous les enseignants. Depuis cette annonce, la déjà ex-ministre de l’Éducation a réformé la réforme, du moins partiellement, au soulagement et à la réjouissance de nombreux citoyens. Mais y a-t-il vraiment lieu de se réjouir ou plutôt de quoi doit-on se réjouir ? Et à quelle aune doit-on mesurer la valeur de cette contre-réforme ? Pour répondre à ces questions, le passé, pas si lointain, permettra de jeter un nouvel éclairage sur cette contre-réforme et donnera, nous l’espérons, une autre perspective sur les récents événements politiques en matière d’éducation.

1967 La réforme Parent de l’éducation

En 1965, la Commission Parent, dans son intention de libérer l’Éducation de l’hégémonie de l’Église et des communautés religieuses, réclamait, au nom des enseignants, plus d’autonomie professionnelle afin qu’ils diversifient leurs sources documentaires. Ce n’était donc pas tant le statut professionnel des enseignants qui motivait la Commission que la volonté de bouter l’Église hors du royaume de l’Éducation  : « Autrement dit, le rapport Parent a prétexté le rehaussement du statut des enseignants pour rendre opérationnelle sa réforme de l’éducation. Derechef, il ne faut pas confondre l’opinion des membres de la Commission royale d’enquête sur l’éducation au Québec sur l’autonomie professionnelle revendiquée et leur opinion sur le statut des enseignants. Autrement, il serait contradictoire de revendiquer l’autonomie professionnelle des enseignants si on leur conférait déjà un tel statut. La preuve que les commissaires ne conféraient pas de statut professionnel aux enseignants : ils trouvaient que “Notre enseignement est beaucoup trop livresque  [1] »

Le ministère a appliqué religieusement les recommandations du rapport Parent en usant de deux stratégies  : la réforme des programmes et, découlant de la première, la réforme du matériel didactique. Les enseignants se sont conformés à la première et ont donc enseigné les programmes-cadres. Au surplus, même si le rapport Parent ne souhaitait pas nécessairement la conception artisanale de matériel didactique par les enseignants, il était porteur de cette nouvelle attribution à la pratique pédagogique. En effet, en mettant les congrégations religieuses et leur maison d’édition à « l’index », les enseignants devaient créer leur matériel didactique.

Patiemment, les enseignants se sont mis à la tâche et ont rédigé, sous forme manuscrite ou dactylographiée, et imprimé des textes bleus fleurant l’alcool. C’était l’ère du « stencil ».

1980 Douze ans plus tard : la contre-réforme

En 1979, la réforme Parent est à son déclin. Le livre Orange, à l’instar du rapport Parent, justifie aussi sa contre-réforme en prétextant encore une fois l’incompétence des enseignants  : « L’appau­vrissement de la langue parlée et écrite en milieu scolaire s’explique sans doute par plusieurs facteurs, mais il est évident que la piètre qualité linguistique d’un matériel d’enseignement improvisé n’y est pas étrangère [2].  »

Contrairement au rapport Parent, le livre Orange recommande des programmes par objectifs détaillés au possible pour éviter les dérives des enseignants et uniformiser les contenus d’apprentissage. Au surplus, pour mettre fin aux sévices linguistiques du matériel improvisé par les enseignants, le MELS produit le matériel ou s’en remet aux maisons d’édition séculaires.

Ainsi, pendant une trentaine d’années, jusqu’au milieu des années 1990, l’État a progressivement substitué ses institutions publiques à celles de l’Église et des congrégations religieuses et s’est posé en gardien de la doctrine.

1998 Dix-huit ans après le livre Orange : nouvelle réforme de l’éducation

En 1997, le Groupe de travail sur la réforme du curriculum dépose, à la suite des États généraux sur l’éducation de 1996, son rapport mieux connu sous le nom de son président, Paul Inchauspé. Pour donner suite aux recommandations du rapport Inchauspé, le MELS instituera de nouveaux programmes s’apparentant à maints égards aux programmes-cadres préconisés par le rapport Parent, notamment en ce qui a trait à la latitude redonnée aux enseignants toujours sous le prétexte de rehausser leur statut professionnel.

Force est d’admettre qu’à l’instar du rapport Parent, le rapport Inchauspé déconsidère les enseignants en les assimilant à des instructeurs. Non content de déconsidérer les enseignants, le rapport Inchauspé s’arroge, de surcroît, l’autorité de définir le bon enseignant  : « Et l’enseignant cultivé et bien informé sait faire établir des relations entre ce qu’il enseigne et les autres matières enseignées. » À l’instar du rapport Parent, le rapport Inchauspé recommande, pour libérer l’acte d’enseigner, la réécriture des programmes, jugés trop hiérarchisés et hyperdétaillés.

Logiquement, le corollaire de l’analyse menant à l’abandon des programmes hyperdétaillés est que les enseignants suivent mécaniquement les manuels d’une couverture à l’autre. Dès lors, il n’y avait qu’un pas à franchir pour marcher sur les traces du rapport Parent et plusieurs l’ont franchi, de l’avis du Comité d’évaluation des ressources didactiques (CERD) [3].

Mais, comme les auteurs du rapport Parent, ce n’était pas tant le statut professionnel des enseignants qui motivait le Groupe de travail que la volonté de bouter l’État hors du royaume de l’éducation ou, à tout le moins, de l’asservir aux diktats de l’entreprise privée. Ainsi, le rapport Inchauspé suggère explicitement d’examiner l’hypothèse de confier à un organisme privé le soutien sur l’information et la recherche en matière de pédagogie et de didactique.

2010 Douze ans après le rapport Inchauspé : nouvelle contre-réforme

En décembre 2007, dix ans après le rapport Inchauspé, le Comité d’experts sur l’apprentissage de l’écriture formule une série de recommandations dans son rapport Mieux soutenir le développement de la compétence à écrire. Une de ces recommandations contredit le programme-concept de français du rapport Inchauspé, trop vague et imprécis, et propose de revenir à un programme de français hiérarchisé, aux objectifs clairs et nets. Le rapport pointe également l’incompétence des enseignants en français et recommande de la formation. À raison, d’aucuns verront dans ces recommandations, qu’on croirait tirées tout droit du livre Orange de 1979, l’initiation d’une contre-réforme de la réforme Inchauspé, sanctionnée définitivement par la ministre de l’Éducation, Michèle Courchesne, aux alentours de 2009 (2008 à 2010).

Simultanément à sa contre-réforme, la ministre Courchesne applaudit le rapport non sollicité – pour reprendre la terminologie du monde financier, une sorte d’OPA (offre public d’achat) – d’un Groupe de travail, inopiné, sur la persévérance et la réussite scolaires Savoir pour pouvoir, désormais connu sous le vocable rapport Ménard, du nom de son instigateur, Jacques Ménard, président de BMO Groupe financier (Bank of Montreal). Dans ses recommandations, le rapport fait largement appel à l’entreprise privée et au milieu communautaire…

Faut-il s’étonner que parmi les invités convoqués par le Groupe de travail, on compte des hommes d’affaires, représentants de puissants intérêts financiers tels McKinsey & Company et Power Corp. ainsi que la Fondation Lucie et André Chagnon, issue d’un autre groupe financier important, Vidéotron ? Faut-il aussi s’étonner que les syndicats d’enseignants ne faisaient pas partie des invités ?

Pour transférer progressivement les pouvoirs de l’État à l’entreprise privée, le président de BMO Groupe financier s’est joint, à l’invitation de la ministre Courchesne, au Comité de vigie de la Stratégie d’action visant la persévérance et la réussite scolaires. Désormais, c’est l’entreprise privée qui se pose en gardienne de la doctrine pédagogique.

La quadrature du cercle : sortir des ornières de l’histoire

En somme, en un peu plus d’une quarantaine d’années, l’éducation a connu deux cycles complets de réforme et de contre-réforme, un peu sur le mode des cycles économiques. Chaque contre-réforme renversant sa réforme et restaurant, du moins dans ses fondements, la structure du curriculum (les programmes) précédant celui de la réforme renversée. Les réformes et les contre-réformes invoquent essentiellement les mêmes constats, les mêmes causes et les mêmes solutions. Les constats : décrochage scolaire, ignorance, société du savoir ; les causes simplistes : programmes inadéquats, professeurs incompétents ; et, inéluctablement, de ceci déduisant cela, les solutions : réformer les programmes et les professeurs.

Même si le CERD avait raison de s’interroger sur le sort des enseignants « Avec le recul, n’est-on pas en droit de s’interroger sur l’image du personnel enseignant que se fait le gouvernement du Québec, […] [4] », son interrogation occultait l’analyse d’une cause beaucoup plus profonde aux réformes de l’éducation  : un changement de régime politique, une révolution.

Ainsi, une réforme de l’éducation présagerait un changement de régime politique, la contre-réforme confirmerait la révolution. Après la révolution tranquille des années 1960, confirmée par la contre-réforme de la fin des années 1970, nous assistons, dans l’actuelle contre-réforme, à la confirmation d’une révolution sournoise.


[1MEQ, Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, 1965, t. II, p. 284-285.

[2Idem.

[3Comité d’évaluation des ressources didactiques, Avis au ministre de l’Éducation sur les fonctions du matériel didactique et sur la situation du matériel didactique dans les écoles primaires et secondaires  : une confusion à dissiper, une situation à clarifier, juillet 2002.

[4Idem.

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