La Tourista, nouveau fléau mondial

No 038 - février / mars 2011

International

La Tourista, nouveau fléau mondial

Rodolphe Christin

«  Le tourisme, nous informe l’Encyclopédie Universalis, est l’expression d’une mobilité humaine et sociale fondée sur un excédent budgétaire susceptible d’être consacré au temps libre passé à l’extérieur de la résidence principale. Il implique au moins un découcher, c’est-à-dire une nuit passée hors du domicile, quoique d’après certaines définitions il faille au moins quatre ou cinq nuits passées hors de chez soi. Il concerne un déplacement d’agrément, s’appuie sur un ou plusieurs types de loisirs conjugués ou successifs.  »

Une définition-valise

Une telle définition gomme les aspérités historiques et sociales du phénomène touristique. En outre, elle manque de précision. Visiter ses amis durant quelques jours, est-ce la même chose que visiter Disneyland  ? Évidemment non – peut-on même appeler tourisme un séjour chez des parents vivant au loin  ?

Le tourisme apparaît sous cet angle comme un objet neutre rendu imprenable par sa banalité apparente. Or le tourisme, phénomène dont l’expansion est intimement liée à la société du travail salarié, à la généralisation des congés payés et au développement de la classe moyenne, m’apparaît dans ses formes contemporaines caractérisé par quelques traits que voici :

• Le tourisme est une mobilité d’agrément planifiée autour d’attractions divertissantes dûment identifiées et valorisées comme telles, tant subjectivement par les touristes qui en ressentent l’attrait, qu’objectivement par les «  développeurs  » (aménageurs, promoteurs, agents de développement, opérateurs, élus) qui en élaborent l’attractivité symbolique (par la communication) et la portée commerciale (par la promotion).

• Le tourisme est désormais le résultat d’une ingénierie sociale dédiée à l’aménagement de l’espace et à l’organisation d’offres commerciales adaptées. Cette ingénierie se manifeste par des dispositifs territoriaux de contrôle social, notamment concernant la gestion des flux et la valorisation d’espaces normalisés selon des critères esthétiques, économiques, sécuritaires et environnementaux, aux formes reconnaissables et aux contenus spécifiques, souvent récréatifs, parfois pédagogiques.

Afin d’approfondir l’analyse, attardons-nous un instant sur les perspectives des professionnels du secteur. Les approcher permet de saisir l’angle d’attaque des intentions touristiques. Il devient alors possible d’apercevoir le dessin d’un ordre planétaire avéré ou, du moins, projeté.

L’intention stratégique

Le 9 mars 2010, à l’occasion du salon mondial du tourisme de Berlin, le World Travel and Tourism Council (WTTC) expose les constats suivants  : les dépenses touristiques ont reculé de 8,5 % en 2009 ; la crise a détruit 5 millions d’emplois dans le secteur touristique mondial ; le budget consacré au voyage des ménages se réduit, les destinations se font moins lointaines, pour de courtes durées ; les dépenses d’investissement dans le secteur ont souvent été abandonnées ou reportées. Malgré la «  crise  », les recettes ont cependant augmenté de 1,1 %.

Contrairement aux prévisions fort optimistes et à peine moins récentes de l’Organisation Mondiale du Tourisme, qui n’avait pas prévu la récession économique, le constat est morose. Néanmoins la «  reprise  » devrait générer de la croissance durant les dix prochaines années, en fournissant plus de 300 millions d’emplois, soit 9,2 % des emplois de la planète. Les touristes chinois viendront grossir les effectifs  : le WTTC en attend 95 millions d’ici 2020. Les pays développés continueront (évidemment) de dominer le tourisme international. Les voyages lointains céderont du terrain, nous assure-t-on comme on nous assurait tout récemment du contraire.

Ce qui retient néanmoins l’intérêt est moins la justesse des chiffres et des prédictions que l’intention qu’ils révèlent : l’avenir, dans la foulée du présent, sera touristique – avec acharnement s’il le faut.

Extension du domaine des « Parcs »

À la géographie sensible, forcément subjective, du «  fantastique social » (Pierre Mac Orlan) et de l’exotisme vernaculaire, répond l’exotisme maîtrisé des élaborations touristiques. L’exotisme s’est déplacé de la «  vraie vie  » vers une vie organisée selon des desseins touristiques. Le « dépaysement » a lieu dans des contextes structurés selon des intentions spécifiques. Le tourisme est une modalité du management du monde, une manière de gérer les ressources humaines et de mettre les territoires en production.

Tandis que l’imaginaire touristique se déploie et organise la réalité en y disséminant ses circuits tournés en boucles, il s’adonne à un double jeu qui le conduit à se cristalliser en des lieux-fétiches dénommés «  parcs  ». Les parcs concrétisent l’esprit touristique contemporain. Le Parc est le schéma-archétype de l’espace récréatif. Pour le meilleur et pour le pire, on peut se trouver «  parqué  » aussi bien à Venise que dans les montagnes Rocheuses où l’on vous indiquera où coucher, où marcher et quel comportement adopter face à un ours habitué à fouiner dans les déchets.

Cette normalisation génère des espaces de synthèse séparés, où tout est créé, et dessine une géographie dévouée aux loisirs et à la «  qualité de vie », selon l’image formatée d’un soi-disant bonheur qui permet de se détendre à la manière d’un réfugié menacé par les trépidations de la vie. Le parc transforme toute la vie qu’il entoure, promeut, protège, en produit. On s’y retrouve entre gens qui se ressemblent dans des espaces fermés. Même ce qui peut, au premier abord, sembler « authentique  », «  sauvage  » ou «  naturel  » devient un produit «  jouissant de sa non-production comme d’une modalité valorisable dans la production générale [1] ».

Le parc est le destin touristique du monde, générant même une confusion entre domaines publics et privés. Autour de ce concept de parc gravitent les termes de domaines (skiables), de villages-vacances, de stations, de circuits, de tout-inclus et de tour-opérateurs – ces derniers étant le plus souvent à considérer comme des «  boucles-opérateurs  ».

La débâcle tranquille de la vie sociale, le désarroi diffus de la société de classe moyenne face à la précarité, l’ennui du quotidien, le conformisme consumériste, le brouhaha de la vie urbaine, se traduisent par l’engouement que les parcs connaissent. Tous les parcs tendent, en puissance, à devenir des parcs d’attractions – comme les territoires touristiques, soucieux de cosmétique, rêvent de séduire touristes, investisseurs et nouveaux résidants, en faisant valoir des charmes injustement méconnus et une gamme d’activités pour «  tous les goûts  » et «  toutes les bourses  ».

Si le terme de «  parcs d’attractions  » est utilisé en France (pays touristique par excellence) depuis 1955, ceux-ci ont proliféré depuis. En 1997, seulement une cinquantaine de parcs étaient référencés. Ils étaient 300 en 2002 [2] . Le monde devient parcs, produits par une intention spécifique associant récréation, éducation, rentabilité, préservation et mobilité.

Bienvenue dans le meilleur des mondes

L’oubli touristique du monde a succédé à sa découverte voyageuse. Les schémas ordonnés de la technocratie se sont emparé des aventures individuelles. L’idéologie gestionnaire et l’ingénierie sociale qu’elle suppose répondent au « nécessaire » contrôle des flux que le tourisme de masse appelle.

Il est en effet difficile d’échapper à la règle de l’aire dédiée, qui accueille, organise et contrôle à la fois. Toujours entre deux destinations, touristes d’un jour, travailleurs flexibles et mobiles d’un autre, nous voici les obligés du nomadisme. Plus que droit, celui-ci est devenu devoir. Il se prête ainsi parfaitement aux contrôles les plus variés. La facilité des mouvements géographiques est un facteur virtuel – virtuel seulement – de désordre et d’imprévisibilité auquel l’ordre politico-marchand remédie en définissant soigneusement les itinéraires empruntables, les destinations désirables, en organisant les lieux de manière à en bannir l’imprévisibilité, au nom du confort, de la détente, de la rentabilité, de la sécurité et du « développement durable  ». Cette conception de la réalité permet de renforcer le contrôle social en conduisant les flux de villégiateurs vers des zones visiblement délimitées, en distribuant les fonctions dans l’espace et les rôles sociaux des acteurs en fonction des contextes. Le tout de manière parfaitement acceptée, car ce genre de clarification procure un indéniable sentiment de sécurité. Nombreux sont ceux que la normalisation rassure.

S’il est une utopie touristique (à moins qu’il ne s’agisse d’une dystopie inconsciente), sans doute réside-t-elle dans cet engouement méthodique pour l’hyperfonctionnalité amusante et marchande. Celle-ci s’efforce en tout cas d’apparaître comme l’ultime voie empruntable pour réenchanter le monde matériel, avant sa virtualisation définitive, contrepoint radical de sa progressive dévastation. Il s’agirait alors d’un monde produit de bout en bout, qui prétendrait, grâce à une panoplie d’artifices et d’occasions divertissantes, compenser la destruction de la réalité. Du moins pour qui en aurait les moyens. Chaque évènement y serait le fruit d’une intention délibérée, apparemment rationnelle ; la fatalité n’aurait plus cours ; le contrôle du «  réel  » serait aussi parfait que le meurtre accompli sur la réalité brute [3] , élémentaire, spontanée, tissée d’événements incontrôlables. Ce monde est virtuellement à nos portes, son imaginaire grésille dans les têtes. Il existe en tant qu’intention. Il se réalise doucement. Son totalitarisme mou inquiète peu, pis encore  : il rassure. Bienvenue dans le meilleur des mondes  !


[1Tiqqun, Contributions à la guerre en cours, Paris. La Fabrique, 2009, p. 142.

[2Jacques Maigret, Éducation, Tourisme, Économie  : l’impossible pari des parcs scientifiques, Coll. Culture et Musée, n° 5.

[3Allusion au «  crime parfait  » analysé avec clairvoyance par Jean Baudrillard.

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