Le texte mis en cause
Des hommes contre le féminisme
par Barbara Legault
Le masculinisme est une forme spécifique d’antiféminisme qui prétend que les problèmes des hommes (le décrochage et l’échec scolaires des garçons, le suicide chez les hommes et la « perte d’identité masculine ») sont causés par la « domination des femmes » et par le féminisme. Il se fonde sur une caricature du féminisme qu’il réduit à une logique de guerre entre les sexes [1].
Le discours masculiniste utilise « les déboires de certains hommes (isolement, suicide) ou leurs propres histoires (séparation, accusation de violence conjugale) pour affirmer que les hommes sont discriminés et victimes du féminisme, et militer pour un renforcement des privilèges masculins. » [2] Prétendant que l’égalité entre les hommes et les femmes est atteinte, les masculinistes affirment que le féminisme discrimine les hommes, notamment en ne reconnaissant pas la différence naturelle et innée entre les sexes, façon détournée de renvoyer les femmes aux cuisines et de garder le contrôle. Ils s’attaquent avec véhémence – fausses statistiques à l’appui – aux subventions accordées aux groupes de femmes, particulièrement les groupes militant contre la violence envers les femmes. Les maisons d’hébergement pour femmes violentées sont directement visées, car selon les masculinistes, « le discours féministe sur la violence est irrationnel et sans fondement. » [3]
Les masculinistes mettent de l’avant de faux concepts comme la symétrie de la violence, qui voudrait qu’il y ait autant d’hommes violents que de femmes violentes. Yves Pageau, un militant masculiniste, avance que « la femme dans son statut de victime nourrit la violence. » [4] Yvon Dallaire, autre porte-étendard des droits des hommes brimés, affirme que « bardasser, […] voire frapper sa partenaire constituent des moyens par lesquels [l’homme] exprime sa frustration. » [5] Ce dernier va jusqu’à dire, à propos de la violence conjugale, qu’« il nous faut une approche sans coupable qui responsabilise les deux protagonistes » [6]… Pourtant, selon Statistique Canada, dans 9 cas sur 10, la violence conjugale est le fait d’un homme.
Une mouvance de droite…
Le masculinisme est en fait une mouvance de droite, réactionnaire et conservatrice qui s’oppose aux changements sociaux portés par les luttes et l’analyse du mouvement féministe. Il promeut une vision essentialiste, traditionaliste et stéréotypée des rapports sociaux de sexes et de la famille : la femme au foyer, faible, douce, émotive, chargée du soin aux personnes ; l’homme pourvoyeur, fort, protecteur et viril.
Le masculinisme n’est pas un mouvement, contrairement au mouvement féministe qui, fondé sur l’oppression structurelle des femmes par le patriarcat et organisé en un vaste réseau de groupes à travers le monde, possède une riche et forte histoire, une diversité de théories et de concepts spécifiques, qui lutte pour des changements sociaux progressistes visant la fin des oppressions et des inégalités systémiques en mettant de l’avant des revendications claires. Le masculinisme est plutôt un discours, souvent démagogique, porté par une poignée d’organisations qui, par certaines actions d’éclat et une analyse préconisant le maintien des privilèges et du pouvoir des hommes, trouve un écho disproportionné dans les médias de même que sur les sièges des parlements et chez certains professeurs d’université.
La première stratégie des masculinistes est de propager à tout crin un discours antiféministe qui nous apparaît assez bien représenté par ces quelques citations : « Les idéologues du féminisme ont bel et bien “récupéré” la tuerie de la Polytechnique à leur profit [7] » ; « La commémoration des événements de la Polytechnique le 6 décembre constitue l’exemple type de […] la fraude intellectuelle, d’un groupe de féministes intégristes qui récupèrent, pour la cause, un événement sans signification. » [8] Le discours masculiniste n’est pas une analyse, mais bien un « discours » haineux.
Intimidation, menaces et poursuites judiciaires
Au Québec, le masculinisme s’incarne dans les propos et les actions de quelques groupes : Fathers for Justice, Content d’être un gars, L’Après-rupture et le Mouvement Égalitariste. Ces groupes utilisent diverses tactiques, dont certaines, connues du public, pourraient être qualifiées de soft : lobbying, participation aux commissions parlementaires et aux instances officielles, inondation de sites web et de blogues de textes antiféministes. Ils mènent également leur croisade antiféministe par le truchement d’émissaires investis d’une certaine légitimité : psychologues, politiciens, travailleurs sociaux, professeurs d’université, avocats, figures religieuses, etc., et profitent de cette prétendue crédibilité pour investir les émissions de télé et jouer aux experts dans des émissions dites d’information.
Les masculinistes utilisent également des tactiques douteuses, allant des poursuites judiciaires à l’intimidation et au harcèlement : entrée par effraction dans les locaux de la Maison Parent-Roback en bousculant l’une de ses travailleuses ; tentative d’intrusion et de sabotage lors d’événements féministes [9] ; publication sur des sites web de photos et d’avis de recherche de féministes et d’hommes proféministes ; sans compter des menaces de mort adressées à des figures emblématiques du mouvement féministe [10]. Fathers for justice a récemment déposé une demande d’enquête à la Commission des droits de la personne du Québec portant sur trois féministes et proféministes, ainsi que deux groupes communautaires : le Centre des femmes d’Ici et d’ailleurs et le Centre Lajeunesse, qui ont organisé ou été hôtes d’ateliers ou d’événements féministes. Ces militantes et ces deux groupes risquent ainsi de se retrouver avec une poursuite judiciaire sur les bras, pour le seul fait d’être ouvertement féministes et d’avoir questionné et dénoncé le discours haineux et les agressions de divers groupes masculinistes.
La nécessaire riposte solidaire
Le Québec est l’un des lieux où le féminisme a réalisé les avancées les plus importantes et où les inégalités structurelles entre les femmes et les hommes se sont le plus amoindries, même s’il nous reste encore beaucoup de luttes à mener, notamment contre la pauvreté et pour la sécurité économique, pour la fin des oppressions, contre les violences envers les femmes, pour l’équité salariale, pour l’égalité entre les femmes elles-mêmes, contre toutes les formes de discrimination... Les hommes autant que les femmes profitent des luttes menées par le mouvement féministe, car la déconstruction des rôles sociaux de sexe brise les vieux carcans qui enferment les femmes et les hommes dans des rôles contraignants et ouvre pour toutes un horizon de possibles afin de redéfinir librement nos rapports sociaux.
Il n’y a aucun mouvement social engendrant et soutenant des changements sociaux fondamentaux qui n’ait rencontré une forte opposition des forces conservatrices, défenderesses du statu quo dans l’attribution des pouvoirs, des richesses et des privilèges. Le mouvement féministe n’y fait pas exception et cette réalité du backlash masculiniste nous interpelle toutes. Il faut nous employer à repérer et à dénoncer les dangers du discours haineux porté par les masculinistes et nous solidariser avec les féministes qui subissent leurs attaques belliqueuses, au nom de l’égalité entre toutes.
[1] Pour les féministes, l’homme représente l’ennemi à abattre ou l’animal à dresser, Actes du 1er Congrès Paroles d’hommes, tenu à Montréal en 2004.
[2] « Ces hommes qui nous veulent du bien… », tiré du site du groupe montréalais Hommes contre le patriarcat, www.antipatriarcat.org/hcp.
[3] Roch Côté, Manifeste d’un salaud, Éditions du Portique, 1990, p. 76.
[4] Tiré du site web du groupe Content d’être un gars, www.garscontent.com.
[5] Yvon Dallaire, cité par Normand Brodeur, « Le discours des défenseurs des droits des hommes sur la violence conjugale : une analyse critique », Service social, vol. 50, 2003.
[6] Actes du 2e Congrès Paroles d’hommes, tenu à Montréal du 22 au 24 avril 2005.
[7] Roch Côté, Op. cit., p. 76. Rappelons que le 6 décembre 1989, Marc Lépine, armé d’un fusil de chasse, est entré à l’École Polytechnique de Montréal et a assassiné 14 femmes avant de se suicider en laissant derrière lui un message antiféministe.
[8] Tiré du site web du groupe pour pères séparés L’Après-rupture, www.lapresrupture.qc.ca.
[9] Le 6 avril 2006, quatre membres et sympathisants du groupe masculiniste Fathers for justice (F4J) ont tenté de s’introduire dans une soirée-spectacle féministe rassemblant plus d’une centaine de personnes. Cette « intervention » de F4J s’est soldée par l’arrivée de deux patrouilles de police, répondant à la plainte portée contre une féministe par Andy Srougi (l’homme qui avait escaladé le Pont Jacques-Cartier en septembre 2005 avec une grande banderole sur laquelle était inscrit « Papa t’aime ») pour voies de fait et incitation à la violence.
[10] Mentionnons par exemple le cas de Donald Doyle, reconnu coupable le 21 novembre 2005 de menaces de mort à l’endroit de 25 travailleuses de groupes de femmes et d’entreposage hors norme de deux carabines et de munitions à son domicile. La lettre envoyée à plusieurs féministes se concluait par cette phrase : « La réincarnation de Marc Lépine, je vais revenir et finir ce que j’ai commencé », suivie de la liste des noms de ses 26 victimes potentielles.