Sensibilité sociale à fleur de peau

No 016 - oct. / nov. 2006

Cinéma

Sensibilité sociale à fleur de peau

Une entrevue avec Benoit Pilon

Claude Vaillancourt

Benoit Pilon est une exception dans le cinéma québécois. Loin de nous présenter des films formatés pour plaire ou cherchant à s’adapter à l’air du temps, il nous introduit en toute discrétion dans l’univers de personnages originaux et décalés. Il nous les montre dans leur intimité, dans leur fragilité, et nous force par la bande à réfléchir aux soubresauts de notre histoire contemporaine. Après Rosaire et la Petite Patrie, dans lequel on rencontre son vieil oncle ancré dans une région qui lutte pour sa survie, et Roger Toupin, épicier, qui nous raconte l’histoire d’un homme dépassé par les changements trop rapides autour de lui, il nous revient avec Nestor et les oubliés, qui nous présente un orphelin de Duplessis solide, fier et bien vivant. Par ce film comme dans les précédents, Benoit Pilon a su marquer le documentaire québécois d’une belle touche de sensibilité. À bâbord ! l’a rencontré.

ÀB ! — À quel moment as-tu jugé que ce personnage de Nestor serait un bon sujet de film ?

B. P. — Lorsque j’ai tourné Roger Toupin, épicier, j’avais été séduit par Nestor, un ami de Roger, pour l’individu et pour ce qu’il révélait de l’histoire du Québec, c’est-à-dire le drame des orphelins de Duplessis. C’était tout un volet de notre histoire que je croyais connaître, mais que je me suis rendu compte que j’ignorais, en entendant Nestor raconter son histoire. Pendant le tournage de Roger Toupin, épicier, nous sommes allés à Huberdeau. J’avais tourné là-bas plusieurs scènes avec Nestor, mais je les ai exclues du film parce qu’il fallait me concentrer sur Roger, garder le huis clos avec le personnage. Ces images appartenaient à un autre film. Je sentais aussi le besoin de traiter du sujet des orphelins de Duplessis, parce que j’étais choqué de la façon dont le gouvernement du Québec a réglé leur cas. Les orphelins de Huberdeau n’ont d’ailleurs rien reçu et l’histoire n’est pas réglée. Il fallait aborder le sujet avec Nestor, un personnage fougueux, avec du bagout, une véritable force de la nature, qui me permettrait de traiter le sujet sans pathos. Il pouvait sortir de cette histoire une grande humanité et une leçon de survie. Je ne voulais pas m’arrêter à une seule dénonciation. J’ai voulu aborder Nestor à cause du sujet des orphelins de Duplessis, et ce sujet parce que Nestor m’intéressait.

ÀB ! — Dans ton travail de cinéaste, comment as-tu fait pour présenter dans tes deux derniers films deux personnages si différents : Roger le doux rêveur et Nestor le flamboyant ?

B. P. — Roger est comme un acteur qui joue au cinéma. Il en fait peu, on peut le mettre en situation d’attente. Dans le tournage de Roger Toupin, épicier, il nous fallait reproduire la solitude du personnage. Je le dirigeais, lui demandais de penser à des choses précises. Il répondait extraordinairement bien, demeurait d’une grande simplicité. Nestor me faisait penser à un acteur habitué à jouer au théâtre et qui parfois en met trop. D’autre part, Nestor s’est habitué à parler dans un contexte médiatique. Je ne suis pas le premier à qui il a raconté son histoire ! Il fallait lui faire abandonner son discours pré-enregistré, sa cassette. Mon gros défi, c’était de lui faire dire des choses vraies, qui allaient au-delà du discours plusieurs fois répété. Ce n’était pas évident, Nestor ne comprenait pas toujours mes intentions.

ÀB ! — Malgré le genre documentaire, tu faisais donc une véritable direction d’acteur ?

B. P. — Tout à fait ! J’essaie cependant d’aller chercher ce que ces personnages veulent me dire et la réalité que j’ai observée. Je ne peux pas me glisser dans leur intimité. Alors il faut y aller franchement, prendre les moyens du cinéma. Dans le cas de Nestor, le fait d’emmener Nestor et son compagnon Émile à Huberdeau leur permet de parler de leurs souvenirs. Mais de quelle façon vont-ils en parler ? Comment dois-je les cadrer ? Il faut surtout que la situation soit crédible, ne pas tricher avec le message, il faut que Nestor comprenne mes intentions, qu’il parle véritablement à Émile. Il ne faut pas qu’on sente qu’il s’adresse en fait à la caméra, ce qui sonnerait faux.

ÀB ! — Tout était soigneusement mis en scène ?

B. P. — Oui et non. Par exemple dans la scène où les personnages visitent le calvaire d’Huberdeau : il faut que je place mon caméraman, que je fasse marcher les personnages vers la statue, on voit le paysage derrière lui, il s’approche de la statue… C’est de la mise en scène de cinéma. Bien sûr, il y a beaucoup de place à l’improvisation. Et jamais je ne dis à mes personnages ce qu’il faut dire. Quand Émile s’asseoit sur un banc et parle des agressions dont il a été victime, tout est venu spontanément. D’autres situations sont davantage reconstituées. Par exemple, j’ai demandé à Nestor ce qu’il faisait habituellement le soir de Noël. Et je l’ai filmé en train de manger un poulet !

ÀB ! — Voilà d’ailleurs un point commun à tes trois films : les repas ! Dans chacun de ces films, on voit le personnage principal se préparer à manger…

B. P. — J’aime entrer dans le quotidien des gens. Les gens se révèlent dans leur quotidien. J’aime les fêtes, Noël, Pâques, le Jour de l’an, avec ou sans famille. La soupe aux pois de Rosaire, le spaghetti de Roger, le petit poulet de Nestor… Ces trois scènes marquent la solitude des personnages.

ÀB ! — Les femmes sont présentes dans le film, par les mères des orphelins. Mais on ne connaît rien de la vie amoureuse des personnages. Qu’en est-il de leur vie amoureuse et pourquoi ne pas en avoir parlé ?

B. P. — Je n’ai pas parlé des femmes parce que présentement, ces hommes vivent sans femme. J’ai filmé une scène dans laquelle Nestor montrait les photos de femmes qu’il a aimées. Mais le sujet s’est imposé de lui-même. Et j’ai retenu du présent des personnages des événements qu’ils relient à leur passé. J’ai choisi de préférence des scènes révélatrices de la force de Nestor, de sa résilience, qui montrent comment il a pu survivre en dépit de tout. D’entendre Nestor parler des femmes de sa vie répond peut-être à une curiosité du spectateur, mais au montage, tout cela nous semblait comme un aparté qui nous empêchait de reprendre le fil.

ÀB ! — Je relie l’esthétique de tes films à l’esthétique du film documentaire québécois des années ’60, où le cinéaste s’efface derrière des personnages à qui il donne librement la parole. Je pense par exemple aux films de Pierre Perreault.

B. P. — Il y a en effet cette lignée du cinéma direct, dans lequel on construit le film autour de la réalité des personnages que l’on observe attentivement. C’est un cinéma de l’observation et du respect des personnages, qui ne sont pas là pour illustrer un sujet et dont on essaie de toucher à l’essence. Mais même si je m’efface, le regard que je jette sur les personnages est très personnel, je développe un point de vue sur ces gens. Au niveau technique, mes films se situent dans une modernité : l’usage de la vidéo permet une immédiateté proche de la téléréalité, mais avec une véritable écriture, absente de la téléréalité. Cette immédiateté est très contemporaine.

ÀB ! — Le documentaire contemporain est souvent très politique. Tes films ont toujours une dimension politique : dans Rosaire, le dépérissement des régions, dans Roger Toupin, épicier, la gentrification, dans Nestor et les oubliés, les orphelins de Duplessis. Comment te positionnes-tu face à ce courant de documentaires politiques ?

B. P. — Dans Nestor et les oubliés, pour la première fois, j’aborde un sujet politique, celui des orphelins de Duplessis, qui au départ me préoccupe. Mais je ne l’aurais pas abordé sans Nestor. À mon avis, il y adeux approches dans le documentaire (mais sans vouloir trancher trop grossièrement). Certains cinéastes se servent de l’outil du cinéma pour passer un message et vont chercher dans le réel des éléments pour illustrer une thèse qui existe a priori. On pense à Michael Moore, à The Corporation. Je trouve qu’il manque souvent des personnages à ces films. Les gens dans le film sont instrumentalisés par le réalisateur qui cherche à faire passer son message. Ce qui m’intéresse, c’est d’aller à la rencontre des gens, de rechercher leur essence. Quand on réussit à toucher les spectateurs parce qu’ils ont vraiment pu rencontrer quelqu’un, et qu’ils s’attachent aux personnages, cela pour moi vaut plus qu’une dénonciation froide et intellectualisée. Je suis sensible à la construction de ces autres documentaires et j’ai l’impression que je serais tout aussi troublé par l’expression de valeurs opposées, filmées tout aussi brillamment. Ces approches sont différentes au niveau philosophique.

ÀB ! — En t’intéressant à un personnage, tu racontes forcément leur histoire. Or, raconter l’histoire d’un personnage relève le plus souvent de la fiction. Ton prochain film sera une fiction. Comment envisages-tu ce passage du documentaire à la fiction ?

B. P. — Étudiant en cinéma, je souhaitais faire de la fiction. C’est à travers le film que j’ai fait sur mon oncle (Rosaire) que j’ai découvert le désir du documentaire, le plaisir d’exercer le métier sans contraintes et sans attentes quant au financement. De mon désir de réaliser des films de fiction vient cette volonté de construire un récit, de faire intervenir des personnages. Ainsi, pour moi la fiction est une continuité. D’autant plus que j’aurai la chance de tourner un excellent scénario de Bernard Émond. Pour refaire du documentaire à nouveau, je devrai tomber amoureux de nouvelles personnes et de ce qu’elles représentent. Roger Toupin incarnait l’univers de Michel Tremblay dans le Plateau Mont-Royal de l’an 2000. Rosaire vivait dans le Québec contemporain avec des valeurs d’une autre époque, c’était une mémoire vivante ! Est-ce que ça va m’arriver encore ? Sûrement !

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