Fraude électorale au Mexique
Vers un gouvernement parallèle ?
par Oscar Moreno
La Convention nationale démocratique, réunissant plus d’un million de déléguées sur le Zócalo de Mexico, a nommé le 16 septembre Andrés Manuel López Obrador (AMLO) « président légitime du Mexique » et a reconnu son « triomphe dans les élections présidentielles » du 2 juillet 2006. AMLO accèdera à la « présidence en rébellion » le 20 novembre prochain, jour anniversaire de la Révolution mexicaine.
Au Mexique, l’élection présidentielle a fait l’objet d’une fraude ayant privé de sa victoire Andrés Manuel López Obrador (AMLO), candidat d’une coalition de centre gauche, la Coalition pour le bien de tous, dirigée par le Parti de la révolution démocratique (PRD). Des millions de citoyennes se sont mobilisées pour exiger un recomptage complet, « vote par vote, urne par urne ». Malgré cela et en dépit des preuves que les résultats de la votation ont été manipulés, le candidat du Parti d’action nationale (PAN, droite), Felipe Calderón Hinojosa, a été désigné « président élu ».
L’instance organisatrice des élections, l’Institut fédéral électoral (IFE), a assuré que chaque concurrent avait obtenu 15 millions de votes et que seule une avance de 0,58 % donnait la victoire à Calderón. Ajustant la différence à 0,56 %, le Tribunal fédéral électoral (TFE) a ratifié cette décision le 5 septembre. Devant la légalisation de la fraude, le mouvement démocratique le plus puissant qu’ait connu le Mexique depuis plusieurs décennies a décidé de former un gouvernement de résistance « tant que durera l’usurpation ».
Refus de l’usurpation
Le peuple mexicain a battu le candidat de la droite en s’opposant à une intense campagne raciste [la majorité des classes populaires étant composées d’« Indiens », ndt] ayant saturé durant des mois la presque totalité des médias. Les entreprises les plus puissantes ont fait pression sur leurs employées afin qu’ils votent pour le candidat du gouvernement, les familles de la bourgeoisie faisant de même avec leurs domestiques. Dans ces conditions, le vote de « ceux d’en bas » [los de abajo] pour López Obrador a été un acte de rébellion [1]].
Le refus de l’usurpation et l’exigence d’un recomptage général ont été portés par deux immenses manifestations dans la capitale mexicaine, la deuxième, tenue le 30 juillet, réunissant près de deux millions et demi de personnes. À cette occasion, AMLO a proposé à ses sympathisantes une première action de résistance civile : l’occupation par un gigantesque campement du Zócalo, la place principale de la ville, et d’une de ses plus importantes avenues, le Paseo de la Reforma. C’est ainsi qu’a commencé le plus grand plantón [2] de l’histoire récente du Mexique.
Le plantón installé début août représente pour la Coalition un virage vers des formes plébéiennes d’action politique. Déplaçant le centre d’articulation du mouvement des officines du parti vers la rue, les 47 campements se sont dès, le premier jour, convertis en assemblées permanentes. Chaque jour en fin d’après-midi, López Obrador prononce un discours dans lequel il explique la situation, fait une analyse du mouvement et propose des actions. Une station de radio transmet le discours aux milliers de citoyennes réparties sur huit kilomètres du Paseo de la Reforma. Ceux-ci écoutent attentivement avant de se mettre à discuter.
Les campements constituent autant de forums culturels et politiques à travers lesquels des milliers d’artistes et d’intellectuels proposent des spectacles fort variés. Dans cette activié incessante, se succèdent aléatoirement un quartet de jazz, suivi d’un groupe de ballerines cèdant à leur tour la scène à deux philosophes marxistes dissertant en public sur la vie et l’œuvre de Bertolt Brecht. Et tout ça sous une pluie torrentielle…
Toute la furie de la droite s’abat sur le plantón. Les segments les plus conservateurs de la classe moyenne sont incités à la haine par les cris hystériques des présentateurs de radio et de télévision. Et ils haïssent, ils haïssent de toutes leurs forces ces « indiens » ayant pris la ville « en otage ». Toute la journée les haut-parleurs de leurs voitures se font entendre, crachant leur mépris de classe et exigeant de la police qu’elle réprime le peuple.
Fraude et résistance
Quelques semaines après les élections, López Obrador avait envoyé une lettre à son adversaire lui proposant de cesser les mobilisations s’il consentait au recomptage et s’engageait à accepter les résultats sans objection. Felipe Calderón a refusé.
Le Tribunal fédéral électoral a semblé ouvrir un mince espoir de solution à la crise politique lorsque, le 5 août, il a ordonné le recomptage de 11 720 urnes, contenant 9 % du total des votes exprimés. Malgré l’opposition d’AMLO, qui réclamait le recomptage de tous les votes, la procédure de recomptage partiel était mise en branle quatre jours plus tard.
En ouvrant les urnes en présence des magistrats du Tribunal, il fut constaté que le contenu de 67 % de celles-ci avait été altéré (7 612 urnes) ; dans 29 % des urnes (3 276) il y avait plus de votes que d’électeurs tandis que dans 38 % (4 336) il y avait moins de votes que d’électeurs ayant voté. Comme le dit le jugement du Tribunal, « à un moment quelconque du scrutin et du comptage, des votes on été soutirés et d’autres ont été ajoutés ». La loi électorale mexicaine établit que le résultat d’une urne doit être annulé s’il existe des « irrégularités graves, pleinement reconnues et non réparables durant le scrutin et le comptage qui de façon évidente mettent en doute la certitude de la votation ».
La simple application de la Loi exigeait donc l’annulation pure et simple des 7 612 urnes dont l’altération avait été confirmée durant le processus judiciaire. Cela signifiait que le PAN perdait 1 389 653 votes tandis que la Coalition pour le bien de tous en perdait 618 933, changeant ainsi le résultat du vote et autorisant à López Obrador une différence en sa faveur de 526 789 suffrages. Les Mexicains étaient suspendus aux lèvres du TFE qui devait rendre un jugement dans les jours suivants.
C’est à ce moment précis que Vicente Fox, le président sortant (PAN), a déclaré à l’agence de presse allemande DPA que Felipe Calderón était le vainqueur de l’élection. Tous les médias mexicains ont reproduit la dépêche. C’était là une pression supplémentaire sur les membres du TFE, un acte de provocation qui couronnait la campagne illégale que le gouvernement de Fox a réalisé en faveur de son candidat.
Le 1er septembre de chaque année, le président du Mexique présente son rapport gouvernemental [informe presidencial] devant les députés et les sénateurs. À ce rituel participent l’ensemble de la classe politique, l’oligarchie et, depuis un certain temps, le haut clergé catholique. Depuis toujours le peuple sait que ce rapport gouvernemental est un énorme mensonge. Dans la tradition autoritaire du pouvoir politique, ce jour est consacré aux louanges du président. Les mensonges et les fausses éloges sont particulièrement intenses lorsqu’il s’agit du dernier rapport d’un président sortant.
Empêcher la tenue du rituel faisait partie du plan de la résistance civile. Le président a donc donné l’ordre à la Police fédérale préventive [3] d’établir un périmètre de sécurité de six kilomètres de diamètre autour du Congrès. Des dizaines de rues résidentielles demeurèrent fermées, empêchant ainsi la multitude réunie sur le Zócalo de marcher sur le Congrès. Les députées du PRD ont néanmoins réussi à créer un tel brouhaha dans l’enceinte – retransmis en direct à la télévision – au point que le président Fox n’a pu franchir que quelques mètres à l’intérieur du Congrès avant d’être obligé de rebrousser chemin sans avoir pu lire son rapport – une première historique.
Le 5 septembre, le TFE déclare Felipe Calderón vainqueur de l’élection présidentielle. Pour arriver à cette décision, les magistrats ont dû ignorer délibérément les preuves de la fraude, preuves qu’ils avaient eux-mêmes amassées. En vertu de la loi, leur décision est sans appel, point final.
López Obrador, dont le thème de la campagne a été « pour le bien de tous, d’abord les pauvres », le politicien modéré qui a postulé à la présidence pour protéger les secteurs les plus vulnérables de la société sans remettre en question les politiques macroéconomiques avait, semble-t-il, touché le fond. « Au diable les institutions, s’est-il exclamé, ce ne sont pas les institutions du peuple ! ». Et d’invoquer l’article 39 de la constitution : « La souveraineté nationale réside essentiellement et originellement dans le peuple. Tout pouvoir politique émane du peuple et s’institue pour le bénéfice de celui-ci. Le peuple a, en tout temps, le droit inaliénable d’altérer ou de modifier la forme de son gouvernement ».
Les positions très modérées d’AMLO durant la campagne (surtout en matière économique) lui ont permis d’attirer le vote de secteurs relativement conservateurs de la classe moyenne. Bien que les enquêtes indiquent que 45 % des Mexicains pensent qu’il y a eu fraude électorale, il est probable que le nombre de citoyens appuyant la résistance civile soient beaucoup moins nombreux que les quelque 15 millions de personnes ayant voté pour la coalition Para el bien de todos. Il est en effet raisonnable de penser que la classe moyenne se distancie du candidat pour lequel elle a voté en raison du radicalisme des méthodes de lutte qui sont employées dans cette étape post-électorale du processus politique. Mais le nombre n’est qu’un facteur parmi d’autres dans la complexité politique. Tout en comptant sur quantité impressionnante de personnes mobilisées en sa faveur, des millions, AMLO semble miser sur la profondeur et la radicalité de la lutte pour maintenir le mouvement, suivant en cela la consigne de Danton : « il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! »
Gouvernement parallèle
López Obrador a donc convoqué, pour le 16 septembre, la tenue d’une Convention nationale démocratique (CND) afin d’organiser la résistance. La tenue d’une CND fait appel à une ancienne tradition de la gauche mexicaine. En 1914 en pleine révolution et guerre civile, la tenue à Aguascalientes d’une première Convention nationale démocratique a permis la confluence politique et par conséquent militaire des deux les grandes armées paysannes révolutionnaires, celle d’Emiliano Zapata au sud et celle de Pancho Villa au nord. La deuxième CND a eu lieu en août 1994, quelques mois après le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), laquelle avait convoqué la « société civile » à se réunir avec elle dans la Selva Lacandona (Chiapas). Cette CND a réuni plus de 6 000 personnes et a représenté un des grands moments du néozapatisme.
Plus d’un million de personnes ont participé à la CND tenue le 16 septembre. Le Zócalo était rempli à craquer, de même que les rues Pino Suarez, 20 de Noviembre, 16 de Septiembre, Madero et 5 de Mayo. Par un vote tenu à main levée, la multitude réunie a décidé de déclarer Andrés Manuel López Obrador « président légitime du Mexique ». L’assemblée a également autorisé AMLO à former un « gouvernement parallèle », à nommer un cabinet ministériel, à établir dans la capitale le siège de son gouvernement bien que celui-ci doive être de « caractère itinérant ». Ce gouvernement pourra recueillir les fonds nécessaires à son bon fonctionnement.
La CND a également décidé que le président alternatif prendrait possession de sa charge au cours d’une cérémonie populaire devant être célébrée le 20 novembre à 15 h au Zócalo. Parmis les autres résolutions figurent celle du refus de l’usurpation et la non reconnaissance de Felipe Calderón comme président du Mexique et tous les actes de son gouvernement de facto. La CND a aussi décidé de proclamer la mort de la « république simulée » et a déclaré l’abolition du régime de privilège et de corruption. Le « Programme de base du gouvernement de la résistance », approuvé par la CND, prévoit notamment la protection et la défense « des pauvres, des humiliés et des exclus » en s’attaquant aux causes profondes des inégalités, la défense du patrimoine de la nation et la mise en œuvre effective du droit à l’information.
Quelques perspectives
La tenue de la CND pourrait être à l’origine d’un rapprochement au moins symbolique du mouvement de résistance civile avec l’« autre campagne » que mènent actuellement les zapatistes. L’EZLN s’est limitée, jusqu’à maintenant du moins, à dénoncer l’immoralité de la fraude électorale. Le positionnement des zapatistes par rapport au processus électoral a été marqué par la critique virulente de López Obrador par le sous-commandant Marcos, ce qui, évidemment rend un rapprochement plus difficile. Cependant le tournant à gauche que représente la tenue de la CND et l’établissement d’un gouvernement rebelle rend la convergence avec l’EZLN plus probable.
En mettant le pays devant l’alternative entre une « méga répression » et un changement profond dans le modèle de gouvernement, en provoquant la rupture de l’ordre légal et constitutionnel depuis le haut, le coup d’état électoral de la droite met le mouvement devant la nécessité de reconstruire, depuis le bas, les fondements de la légalité et de la légitimité dont a besoin la république. D’où la décision de transformer la CND en un mouvement promoteur d’une « constituante » [4] qui donnera naissance à une nouvelle légitimité. La proclamation d’un gouvernement alternatif demeure néanmoins un véritable acte de sédition, le mouvement se positionnant en dehors de la légalité « constitutionnelle » tout en en appelant à une autre légitimité.
La première réaction de la droite devant l’installation d’un gouvernement parallèle est la moquerie. Comment ? Un gouvernement déchu de toute les attributs spectaculaires du pouvoir ? Un président sans avion présidentiel ? Sans palais, sans gardes du corps ? Il ne peut s’agir que d’une farce ! Cependant les moqueries ne dureront qu’un temps. La répression n’est pas une « possibilité » au Mexique, c’est une réalité de tous les jours. Durant la période électorale, le gouvernement a dirigé une campagne répressive destinée à terroriser l’électorat. Le cas de San Salvador Atenco a été amplement commenté [5]. Un peu moins connu est le cas de la grève politique du syndicat des mineurs, dans l’état de Michoacán, qui exigeait le respect de l’autonomie syndicale. Les grévistes ont été attaqués par les policiers, avec un bilan de deux morts. À Oaxaca, où a actuellement lieu une véritable insurrection populaire, les morts et les blessés s’accumulent [voir article page suivante]. Le danger que se déchaîne une répression généralisée est donc réel.
Évidemment, la réunion de plus d’un million de personnes, même enthousiastes, n’est pas le meilleur lieu de délibération. De sorte que les membres des commissions de suivi de la CND « entérinés » le 16 septembre sont pour la plupart – à quelques illustres exceptions près – des politiciens corrompus ou infréquentables, en tous cas pas dignes de la confiance qu’un tel moment exige. Quelques uns d’entre eux ont d’ailleurs été franchement hués par la foule.
Le même jour, les principaux partis d’opposition (PRD, Parti des Travailleurs et Convergencia) ont formé le Frente amplio progresista [Front ample progressiste], une façon de consolider un bloc politique, mais aussi une possible porte de sortie en cas d’un règlement interne à la classe politique. C’est un euphémisme de dire que les partis ne sont pas aussi favorables que le mouvement à l’idée de « rompre avec les institutions ». Ceux-ci veulent pouvoir se soustraire à la pression de la masse et garder ouverte la perspective d’une solution « institutionnelle » tout en occupant leurs sièges de députés, de sénateurs, de gouverneurs, de maires, etc… Hélas, les nombreuses trahisons du PRD, lointaines et récentes, pèsent comme une épée de Damoclès au dessus de l’ensemble du mouvement.
Il convient de se préserver de toute trahison des bureaucrates, des opportunistes et des éléments de droite qui pullulent dans les partis « de gauche ». Le mouvement cherche à se protéger de toutes ces manœuvres sans tourner le dos à l’origine de sa légitimité, c’est-à-dire l’exploit populaire d’avoir vaincu le bloc des droites dans les élections du 2 juillet 2006. Il pourrait être condamné à s’étioler aux mains des partis s’il ne construit pas ses propres espaces démocratiques de délibération, ses propres moyens d’agir politiquement.
[1] Chose que les abstentionnistes d’extrême gauche comme moi devons reconnaître de façon autocritique. [nda
[2] Plantón, du verbe plantarse, littéralement « rester planté ». Le plantón occupe une place de choix dans le répertoire populaire des actions de résistance au Mexique. Le peuple « se plante » devant un centre symbolique du pouvoir de façon permanente, avec tentes et nourriture fournies par des voisins ou des sympathisants, jusqu’à l’obtention d’une revendication. [ndt]
[3] La Policía federal preventiva (PFP) est une force de police militarisée, dont le caractère illégal et anticonstitutionnel est avéré. En effet, la Constitution interdit à l’armée de procéder à des tâches relevant de la police. On a donc contourné cette interdiction en créant de toute pièces la PFP et en y « versant » 6 000 militaires désormais vêtus de bleu… [ndt]
[4] L’élaboration d’une nouvelle Constitution figure également au cœur de la Sixième déclaration de la Selva Lacandona de l’EZLN et de son « autre campagne ». [ndt]
[5] Voir l’article « Répression brutale au Mexique », À bâbord ! # 15, été 2006. [ndlr]