André Comte-Sponville
Le capitalisme est-il moral ?
lu par Christian Brouillard
André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?, Albin Michel, Paris, 2004.
Moralement responsable
Avec l’ouvrage Le capitalisme est-il moral ?, le philosophe français André Comte-Sponville nous propose une réflexion sur l’articulation entre l’éthique, la morale, le politique et l’économique. La réponse qu’il avance, d’entrée de jeu, pourra en surprendre plus d’un. Car pour notre auteur, le capitalisme ne peut être jugé à l’aune des critères moraux ou éthiques, puisqu’il relève d’un ordre, l’économique, où ces critères ne peuvent s’appliquer. En ce sens, le capitalisme comme système productif ne serait ni moral, ni immoral mais a-moral.
Cette réponse, Comte-Sponville l’étaie à partir d’une analyse, largement inspirée de Pascal, où il distingue dans l’activité humaine quatre ordres qui, sans se recouper, s’articulent entre eux : l’ordre économico-techno-scientifique, limité de l’extérieur par un deuxième ordre, le juridico-politique, limité à son tour par l’ordre moral qui, enfin, est complété par un quatrième ordre, celui de l’éthique. Dans cette vision des choses, le capitalisme, en tant que machine productive, relève du premier ordre où l’on ne recherche que ce qui est possiblement vrai et réalisable et où le bien et le mal n’entrent pas en considération. Le problème surgit, note l’auteur, quand un ordre s’arroge la totalité du champ de l’activité humaine. C’est ce qui arrive avec le néolibéralisme où l’on voit l’ordre économique prétendre donner sens à l’ensemble de la société. Ce ridicule et cette tyrannie d’un ordre se retrouvaient aussi, selon Compte-Sponville, dans la tentative marxiste de « moraliser » l’économie. L’objectif, « l’idée régulatrice » (si l’on prend une terminologie kantienne) de nos actions, devrait donc tendre à ce que les ordres se complètent et se limitent mutuellement. On ne saurait ainsi décréter le fait que les gens aient à être bons moralement ou éthiquement. À ce niveau, cela relève de l’action individuelle. Par contre, on peut faire de la politique, collectivement, pour légiférer en vue de limiter ou de contrôler certains aspects néfastes du capitalisme, en tenant compte cependant des réalités et des contraintes de l’ordre économique. Ce dernier, à la lecture de l’ouvrage, apparaît d’ailleurs comme une réalité « naturelle » qu’on peut certes tenter de limiter, mais qu’on ne saurait, sur le fond, transformer. Il y a là une contradiction, car l’économique comme science et pratique, contrairement à la physique ou la chimie, relève de l’action humaine. La réponse que donne Compte-Sponville à cette contradiction est assez faible, car pour lui l’économie impliquant tellement de gens est devenue, de ce fait, incontrôlable. À cette réponse, on peut opposer les réflexions que Marx, Lukacs ou Debord ont faites sur les processus d’aliénation et de réification, propres aux rapports sociaux capitalistes, qui transforment les pratiques humaines et leurs produits en objets « étrangers », sinon « hostiles », aux humains. Le caractère « naturel » de l’économie apparaît alors comme un moment de l’histoire qu’il s’agit de dépasser par l’action collective et politique. Pour Compte-Sponville, cependant, l’action politique reste cantonnée à l’intérieur des balises de la démocratie représentative, tandis que pour le reste, c’est la responsabilité morale des individus qui est interpellée. Certes, des individus moralement responsables pourront commencer à questionner la légitimité du système social où nous vivons. Ce n’est cependant qu’un début (on connaît la chanson ! Ce n’est qu’un début, continuons le débat [inutile ?] !!!), tout comme le livre de Comte-Sponville qui pose certains constats mais dont on ne saurait se contenter.