Afghanistan :
Guerre et propagande
par Raymond Legault
Quelques semaines après le 11-Septembre, le gouvernement Chrétien envoyait l’armée canadienne sur le premier front de la « guerre contre le terrorisme » [1], au sein d’une coalition dirigée par les États-Unis qui entreprit de bombarder, d’envahir et d’occuper militairement l’Afghanistan. Même si cet engagement canadien s’est maintenu depuis bientôt cinq ans, la conscience au sein de la population québécoise et canadienne que le Canada est en guerre est toute récente.
Cela tien à plusieurs facteurs : le faible nombre de morts canadiens jusqu’en 2006 et le fait que la guerre en Afghanistan a rapidement été éclipsée par l’ouverture d’un second front – beaucoup plus médiatisé – en Irak. Le refus officiel du gouvernement Chrétien de participer à cette seconde agression a renforcé l’image pacifique du Canada au sein de l’opinion publique. À l’absence d’information largement diffusée sur l’évolution réelle de la situation en Afghanistan et, plus généralement, sur le rôle de plus en plus offensif des troupes canadiennes déployées à l’étranger depuis la fin de la guerre froide s’est ajoutée, plus récemment, une véritable propagande de guerre, carrément mensongère...
Une armée pour la guerre
Depuis la fin de la guerre froide, les Forces armées canadiennes ont de plus en plus été impliquées dans des missions agressives en Irak, en Somalie, au Kosovo et en Afghanistan. L’Institut Polaris a évalué que de septembre 2001 à avril 2006, le Canada a consacré plus de quatre milliards $ (68 % de ses dépenses totales en missions internationales) à la campagne d’Afghanistan. Pour la même période, il n’a consacré que 214,2 millions $ (ou 3 % des dépenses totales) pour des opérations de maintien de la paix des Nations unies [2]. À la mi-mai 2006, le Canada ne consacrait que 59 membres de son personnel militaire aux missions de paix onusiennes, contre 2 300 stationnés en Afghanistan pour le compte de l’OTAN. Autrefois, le Canada se classait parmi les 10 premiers contributeurs aux missions de l’ONU ; il se classe maintenant au 50e rang sur 95 pays. Cet abandon des missions de maintien de la paix de l’ONU caractérise d’ailleurs l’ensemble des pays occidentaux. Ainsi, alors qu’ils cumulent 70 % des dépenses militaires mondiales, les 26 pays membres de l’OTAN ne mobilisent, ensemble, que 2 173 membres de leur personnel militaire à ces missions (3,4 % du total de l’ONU, qui dépasse 60 000 hommes).
Cependant cette réalité est peu connue et les illusions demeurent tenaces, comme l’indiquaient les résultats d’un sondage du Strategic Counsel en mars 2006 : 70 % des Canadiennes croyaient toujours que les troupes en Afghanistan étaient davantage engagées dans un rôle de maintien de la paix que dans un rôle de combat.
Après bientôt cinq ans, des « résultats » désastreux
La situation sécuritaire en Afghanistan est pire qu’elle ne l’a jamais été, avec un nombre grandissant de victimes civiles et une augmentation notable des attaques contre les troupes étrangères, dont les troupes canadiennes maintenant redéployées dans la province de Kandahar [3]. Tous les observateurs sérieux [4] s’entendent pour dire que la résistance est en hausse et utilise des tactiques nouvelles, que l’influence des Talibans s’accroît dans le sud et le sud-est du pays et que ces derniers ont créé des alliances avec d’autres forces nationalistes et tribales hostiles à l’occupation. Dans le reste du pays, les commandants militaires régionaux (seigneurs de la guerre) ont consolidé leur emprise en détournant le processus politique à leur avantage et en contrôlant le commerce de la drogue. Loin d’être sur la voie de la « pacification », l’Afghanistan s’enfonce dans la guerre et le nombre de militaires étrangers, qui n’a jamais été aussi élevé, est également en hausse [5].
Les « progrès démocratiques » – élections présidentielles de l’automne 2004, puis élections législatives de septembre 2005 – sont factices. Si le taux de participation aux premières élections fut élevé (75 %), la population rurale du pays a maintenant compris qu’elle n’obtiendra rien en échange de la confiance accordée. Le gouvernement central n’a d’influence et de contrôle que sur la capitale, Kaboul (et encore), et c’est par la force des armes, non par le processus démocratique, que les forces d’occupation étrangères cherchent à étendre l’autorité de ce gouvernement sur le reste du pays. Selon le rapport 2006 de Human Rights Watch (HRW), la dernière campagne électorale a été marquée par un taux de participation beaucoup moindre (à peine 36 % dans la région de Kaboul) et par l’intimidation auprès des électeurs et des candidats. Toujours selon HRW, plus de la moitié des membres du nouveau parlement sont liés à des groupes armés ou se sont, par le passé, rendus coupables de violation des droits humains [6].
« Malgré la force grandissante de l’insurrection, indique HRW, la majorité des Afghans considèrent que ce sont les nombreux seigneurs de la guerre [alliés des États-Unis] qui sont la principale source de leur insécurité ». Amnistie Internationale, qui lançait en mars 2006 une campagne mondiale contre la torture et les mauvais traitements dans la « guerre contre le terrorisme », déclarait que « depuis 2001, des milliers d’Afghans et un certain nombre de non Afghans ont été détenus arbitrairement, gardés au secret sans aucun contact avec le monde extérieur, et soumis à des actes de torture et à d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants par des membres des forces armées états-uniennes ou de groupes armés agissant sous le contrôle des autorités états-uniennes. » [7]
Depuis le renversement des Talibans – qui avaient réussi à éradiquer la culture du pavot dans les zones sous leur contrôle – l’Afghanistan est redevenu le plus important fournisseur mondial d’opium (90 % de la production mondiale selon l’ONU), de loin le secteur économique le plus florissant. Alors que les États-Unis sont alliés avec les barons de ce commerce au nord et au centre du pays, très fortement représentés au parlement afghan, ils ont par ailleurs recours à une approche militaire brutale d’éradication de cette culture face aux paysans afghans du sud et du sud-est du pays qui tentent d’en vivre. Les résultats de cette campagne militaire sont désastreux : des milliers de déplacés dans 10 à 15 camps de réfugiés sont menacés de famine dans les provinces de Helmand et de Kandahar, provoquant le ressentiment populaire contre les troupes étrangères et de nouveaux appuis à la résistance.
Une propagande primaire qui entretient les illusions
Absolument rien de cette terrible réalité ne transparaît sur le site Internet que le gouvernement du Canada dédie à l’Afghanistan [8]. Sur la page d’accueil, on peut lire des expressions surréalistes dans le contexte : « Protéger les Canadiens. Reconstruire l’Afghanistan ». Entre autres documents disponibles, une petite brochure de 12 pages en couleurs, largement distribuée par la poste cet été et intitulée Les Canadiens contribuent à un monde meilleur. Remplie de photos de gens souriants, d’enfants qui jouent, de poignées de mains officielles, on y parle d’approche multiforme, de stabiliser l’Afghanistan, d’améliorer la gouvernance, de réduire la pauvreté. Pour illustrer cette « approche multiforme », divers projets sont présentés, en omettant toutefois de mentionner que la plus grande part des budgets canadiens alloués « pour » l’Afghanistan va aux opérations militaires et que, localement, les dépenses sécuritaires et la corruption diminuent d’autant la part, beaucoup moindre, de « l’aide »...
Pour mettre en œuvre des politiques guerrières et, notamment, pour s’acquitter de leur mandat dans la province de Kandahar, les Forces armées canadiennes ont grandement intensifié leurs campagnes de recrutement. Ici encore, on n’aborde pas la réalité. La réalité d’avoir à tuer et de risquer d’y perdre la vie. Ou la réalité d’avoir constamment peur parce que l’on ne peut distinguer les ennemis des sympathisants. On parle plutôt du vaste choix de carrières qui s’offre à la recrue, d’un style de vie exigeant et stimulant, et de la satisfaction de « contribuer à un monde meilleur »... Lorsqu’un jeune réserviste de 21 ans, tel le caporal Anthony Boneca, meurt en mission en Afghanistan, l’armée vante son courage et sa détermination à toute épreuve. Dans une récente lettre à sa famille pourtant, Anthony Boneca disait qu’il n’en pouvait plus d’être là-bas, qu’il avait l’impression que l’armée l’avait trompé parce que « ce n’est vraiment pas comme à la télé ». Le ministre de la Défense, Gordon O’Connor répond simplement qu’une fois sur le terrain, il faut « faire ce qu’on a à faire » et que « le moral des troupes en Afghanistan est vraiment fantastique ».
Malgré tout, il est encourageant de constater qu’en l’absence d’information véritable, en dépit de cette propagande mensongère et malgré le peu de conviction des partis d’opposition à dénoncer tout cela à Ottawa, une majorité de la population canadienne souhaite le retrait des troupes canadiennes d’Afghanistan.
[1] Le Collectif Échec à la guerre a publié dans le # 4 (mars/avril 2004) de la revue À Babord ! un supplément de 16 pages examinant la nature véritable de cette guerre.
[2] Bill Robinson, « Boots on the Ground : Canadian Military Operations in Afghanistan and UN Peacekeeping Missions », Polaris Institute, 17 mai 2006.
[3] Sur les 32 militaires canadiens morts en Afghanistan depuis 2002, 24 sont morts au cours des sept derniers mois.
[4] Voir à ce sujet deux récents rapports du Conseil de Senlis, un think thank européen qui, par ailleurs, ne s’oppose pas à l’occupation étrangère de l’Afghanistan : Canada in Kandahar : No Peace to Keep (28 juin 2006) et aussi Five Years Later : the Return of the Taliban (5 septembre 2006).
[5] Il y a présentement environ 38 000 soldats étrangers en Afghanistan dont environ 20 000 des États-Unis.
[6] La jeune députée de 27 ans, Malalai Joya, de la province conservatrice de Farah, a dénoncé ce résultat en pleine chambre, ce qui lui a valu plus d’une centaine de menaces de mort. Selon elle, le parlement est composé à 70 % de seigneurs de la guerre et de leurs agents.
[7] Dans ce contexte général, il n’y a rien de rassurant au fait que les troupes canadiennes remettront leurs prisonniers aux autorités afghanes en vertu d’un accord qui permet à ces dernières de ne pas transmettre leurs noms aux organismes de droits humains et qui n’interdit pas qu’ils soient transférés à des tiers...