Le lobby pro-israélien et la politique étrangère canadienne
par Marc-André Gagnon
Avec son soutien inconditionnel aux bombardements israéliens au Liban, le gouvernement Harper a mis fin en juillet à la longue tradition de modération canadienne dans le conflit israélo-arabe. Ce changement de cap en a surpris plusieurs qui voyaient le Canada en interlocuteur modéré, engagé dans une tradition de maintien de la paix. Mais cela n’intervient pas sur un coup de tête du gouvernement conservateur puisque déjà, sous le gouvernement Martin, le Canada cessait de critiquer à l’ONU l’occupation israélienne des territoires occupés [1].
Ce changement de cap dans la politique étrangère canadienne intervient peu après un séisme institutionnel survenu au sein de la communauté juive canadienne pour consolider le lobby pro-israélien. Historiquement, trois organisations représentaient la communauté juive canadienne [2] : 1 - le Congrès Juif Canadien (CJC, véritable parlement démocratique représentant la diversité des opinions) ; 2 - le B’nai Brith (très engagé dans la défense de la communauté) ; 3 - la Fédération Sioniste Canadienne (supportant Israël). Ces trois organisations ont convenu ensemble de mettre sur pied une structure unifiée de collecte de fonds et de financement qui deviendra la United Israel Appeal Federations of Canada (UIAFC), ainsi qu’une organisation commune de défense des intérêts israéliens, le Comité Canada Israël (CCI).
Le CCI, réflétant la diversité des opinions des organisations juives canadiennes, était considéré par certains comme peu efficace pour défendre Israël puisque sous Trudeau, Mulroney et Chrétien, le Canada avait maintenu un point de vue de modération en faveur de la paix dans le dossier du Proche-Orient, peu favorable aux politiques belliqueuses de la droite israélienne. Le Canada avait vivement condamné l’invasion israélienne au Liban en 1982 et dénoncé les abus israéliens contre les droits humains, comme le blocus alimentaire lors de la première Intifada [3].
En 2003, à la suite des manifestations pro-palestinienne à l’Université Concordia et de la baisse de popularité d’Israël dans l’opinion canadienne avec le redéploiement de l’armée israélienne dans les territoires occupés, un groupe de riches hommes d’affaires mettra sur pied un « cabinet d’urgence pour Israël » visant à restructurer les organisations de la communauté juive. Le cabinet, initié par le couple Gerry Schwartz (Onex [4]) et Heither Reisman (Indigo/Chapters), regroupera de riches donateurs dont Israel Asper (Canwest [5]), Larry Tanenbaum (Kilmer Group et Maple Leafs de Toronto), Brent Belzberg (TorQuest Partners), Ron Stern (FP Canadian Newspapers), Stephen Reitman (Reitman’s), Stephen Cummings (Maxwell Cummings & Sons), Dennis Bennie (XDL Capital), le sénateur Léo Kolber (auparavant PDG de Banque TD et Seagram) et Hershell Ezrin (GPC International) [6]. Appuyé par l’UIAFC, le cabinet d’urgence prendra le contrôle du CCI et du CJC et fondera alors le Conseil Canadien pour la Défense et la Promotion des Droits des Juifs et d’Israël (CIJA), tout en doublant les budgets auparavant alloués à la promotion d’Israël [7].
Les dirigeants du CIJA ne sont toutefois pas élus démocratiquement, comme c’était le cas au CJC ou au CCI : ils sont nommés par les donateurs. La liste des membres nommés au conseil d’administration de cette organisation qui prétend parler pour l’ensemble de la communauté juive est toutefois restée secrète [8]. De plus, le lobbying politique de l’organisation est directement coordonné par le puissant think tank états-unien AIPAC, reconnu pour faire voter au Congrès états-unien une centaine de lois en faveur d’Israël chaque année et qui fait en sorte que le cinquième de l’aide étrangère états-unienne est dirigée vers Israël. Les riches donateurs ont donc pris le contrôle des organisations juives canadiennes pour en faire un satellite de l’organisation états-unienne, jugée plus efficace. Les médias juifs ont souligné l’indignation soulevée dans la communauté quant à cette prise de contrôle hostile par des intérêts financiers [9]. Thomas Hecht, du CCI-Québec, déplorera que ces financiers parlant maintenant au nom de la communauté « n’ont aucun lien avec les amcha [populations] juives et défendent plutôt un agenda bien à eux ». Frank Dimant, du B’nai Brith, condamnera ce qu’il considère être une « centralisation de la pensée et de l’opinion dans la communauté juive en vue de réduire au silence les militants de la communauté ». Rivka Augenfeld, militante active au CJC, confiera que c’est maintenant l’argent qui dirige la communauté : « quand les gens critiquent la communauté juive de fonctionner ainsi, qu’allons-nous répondre désormais ? »
Si certains considèrent que la réingénierie récente du lobby pro-israélien était nécessaire, étant donné la trop grande faiblesse des organisations de la communauté juive face à un antisémitisme et une menace terroriste considérés grandissants, d’autres soutiendront que la communauté juive est la première victime d’une telle réingénierie : elle perd sa capacité démocratique d’organisation en faveur d’une élite financière, elle doit taire ses réserves pour soutenir le discours monolithique de la droite israélienne et elle perd sa crédibilité au sein des institutions citoyennes canadiennes.
En attendant, le CIJA déploie une capacité d’influence peu commune. Schwartz et Reisman ont ainsi organisé un dîner en 2003 pour le Parti libéral de Paul Martin : ils ont réuni 4 000 gens d’affaires et amassé 2,8 millions $ [10]. Le président du CIJA vantait quant à lui que le souper d’inauguration de l’organisation a réuni plus de parlementaires que n’importe quel autre événement à Ottawa, mise à part la rentrée parlementaire. Avec d’importants moyens financiers, mais surtout un réseau de relations politiques impressionnant, le CIJA s’est donné les moyens pour défendre avec vigueur le point de vue israélien et pour peser dans la balance politique canadienne. À noter qu’il s’est aussi doté d’une branche politique, le CJPAC, blâmé régulièrement par les médias juifs pour son manque de transparence quasi loufoque alors qu’il prétend parler au nom de l’ensemble de la communauté [11].
Puisque la communauté juive vote traditionnellement en faveur des Libéraux, l’occasion est belle pour le gouvernement Harper, dont l’obédience néoconservatrice proche des positions de l’AIPAC n’est plus un secret, de modifier cet état de fait. L’inflation verbale en faveur d’Israël peut ainsi lui rapporter plusieurs dividendes politiques d’un lobby pourvu d’un impressionnant réseau d’affaires mais aussi capable d’influencer le vote d’une communauté éprouvée par les événements au Proche-Orient. Dans la crainte de perdre un appui important, on peut penser que le Parti libéral jouera le jeu de l’appui inconditionnel à Israël, tel qu’entamé par Paul Martin.
En attendant, plusieurs considèrent que le duo Harper/CIJA a été d’une efficacité redoutable pour que le Canada fournisse un appui inconditionnel à Israël dans le conflit contre le Liban : toutes les critiques envers Israël ou les intervention en faveur de la paix ont été dépeintes comme un appui à la barbarie et au terrorisme. Mais il nous semble que le discours pro-israélien radical tenu par ce duo devient, à terme, indéfendable aux yeux de la population canadienne et surtout québécoise ; les sondages récents sont clairs à ce sujet. Et plus l’urgence de la guerre cèdera la place à une analyse froide et critique, plus nous croyons que les tenants de ce discours seront complètement discrédités aux yeux de la population, y compris de la communauté juive elle-même qui, nous l’espérons, reprendra alors le contrôle démocratique des organisations qui la représentent.
[1] John Ibbitson, « In case you missed it, our Mideast policy has shifted », The Globe and Mail, 3 décembre 2004.
[2] Voir Adam Cutler, « Canada’s Middle-East Policy and the “Jewish Lobby” », Student Journal of Canadian Jewish Studies, vol. 1, 2006, et Daniel Freeman-Maloy, « “Israel Advocacy” in Canada », Znet, 26 juin 2006.
[3] Ronnie Miller, From Lebanon to the Intifada : The “Jewish Lobby” and Canadian Middle-East Policy, Lanham, University Press of America, 1991.
[4] Notons qu’Onex possède CMC Électronique (ex-Marconi), un des principaux fournisseurs de systèmes de guidage pour les avions et missiles de l’armée israélienne ; voir Richard Sanders, « Canadian Military Components used in Israel’s War Against Lebanon », Coalition to Oppose the Arms Trade, juillet 2006.
[5] L’empire médiatique Canwest se compose entre autres de la chaîne de télévision Global, des journaux Jerusalem Post, National Post, The Gazette (Montréal), The Ottawa Citizen, Windsor Star, Edmonton Journal, The Calgary Herald, The Vancouver Sun et des journaux Metro. L’empire Canwest, souvent critiqué pour appuyer systématiquement les politiques de la droite israélienne, a soulevé un tollé chez les journalistes en 2001 lorsqu’il a choisi d’imposer une ligne éditoriale commune pour l’ensemble de ses journaux.
[6] Voir Marci McDonald, « The Heather & Gerry Show », Toronto Life, juin 2005, p. 54-65 et American Jewish Year Book 2004, vol. 104, New York, American Jewish Committee, 2004.
[7] Oakland Ross, « Spending on Jewish Advocacy to be Doubled ; Canadian Jewish Congress, Canada-Israel Committee to get $5M extra ; New Council Places Lobbying Efforts in Hands of Wealthy Few, Critics Say », Toronto Star, 9 octobre 2003.
[8] Julie Lesser, « UIA Federations Delays CIJA Review, Keeps Staff List Secret », The Jewish Tribune, 4 mai 2006.
[9] Voir par exemple David Lazarus, « CJC-Q Looking for a Restructuring Plan B », The Canadian Jewish News, 27 novembre 2003 ; Sheldon Gordon, « Mega-donors Bid for Control of Canadian Bodies », The Forward, 19 septembre 2003. Les citations qui suivent sont tirées de ces articles.
[10] CBC News, « Record Liberal Fundraiser Nets $2,8 millions », 10 décembre 2003.
[11] Voir par exemple Julie Lesser, « CJPAC’s wall of silence not in spirit of lobbyist’s code of conduct », The Jewish Tribune, 2 mars 2006 et Rick Kardonne, « Mystery surrounds Jewish political committee CJPAC », The Jewish Tribune, 13 décembre 2005.