Les plans conjoints en agriculture
Utiles ou encombrants ?
par Maxime Laplante
De façon périodique, l’agriculture se retrouve au cœur des discussions commerciales avec l’étranger. Parmi le jargon courant, on retrouve OMC, souveraineté alimentaire, gestion de l’offre, barrières tarifaires, plans conjoints, etc.
D’abord, on peut se demander pourquoi on insiste tant sur le fait que les denrées agricoles puissent circuler d’un pays à l’autre à des prix uniformes. Pourquoi ne se pose-t-on pas la question sur les métiers comme médecin, avocat, plombier ? Il serait intéressant de voir la réaction de l’ordre des ingénieurs si on permettait à des entreprises d’embaucher des ingénieurs d’Amérique latine à moindre tarif plutôt que des ingénieurs québécois.
Il appert que l’intérêt de l’ouverture des frontières en matière d’agriculture a pour but de déplacer la production là où les salaires sont au plus bas et de vendre les produits là où le pouvoir d’achat des consommateurs est au plus haut.
Dans ce contexte, la position du Canada est pour le moins ambiguë. D’une part, le Canada plaide pour l’ouverture des frontières mais, d’autre part, ferme ses propres frontières ou impose des douanes exorbitantes pour bloquer l’entrée de produits qualifiés de « sensibles », comme le lait. Il est à prévoir qu’une telle position ambivalente ne pourra toujours être maintenue.
Parmi les plus farouches défenseurs de la fermeture des frontières face aux importations, on retrouve l’Union des producteurs agricoles (UPA), qui défend bec et ongles son système de quotas et le principe de la gestion de l’offre. Il faut ici comprendre l’intérêt de l’UPA pour la chose. La plupart des marchandises agricoles commercialisées au Québec passent par des plans conjoints, qu’il s’agisse de lait, de porc, de bœuf ou même de crevettes. Un plan conjoint, pour simplifier, est un cadre légal permettant aux fermiers et fermières d’un secteur donné d’organiser leur mise en marché collectivement. Il peut s’agir simplement de prélever un montant pour faire de la publicité, mais le plan conjoint peut aller aussi loin que de mettre en place une agence obligatoire de vente ou même un système de quotas de production. Ces quotas constituent la base de la gestion de l’offre, dans le sens qu’on contrôle la production agricole en distribuant des permis de produire aux fermiers et fermières. Si le marché est comblé, la production est stoppée. Au Québec, il y a des quotas pour le lait, les œufs, la volaille, le sirop d’érable et le lapin.
Mais l’intérêt financier des plans conjoints et des quotas pour l’UPA réside dans le fait que chaque denrée qui passe dans le système amène une contribution financière à la machine, aux différentes fédérations de l’UPA et aussi directement à la maison-mère. Le pouvoir de l’UPA repose sur le contrôle de la mise en marché. De plus, les grandes fermes détentrices de quotas, qui ont souvent reçu pour une bouchée de pain les quotas mais peuvent aujourd’hui les revendre au prix fort, n’ont pas intérêt à voir disparaître ce système, même si des prix de quota comme 25 000 $ par vache ou 260 $ par poule pondeuse effraient toute forme de relève.
L’UPA, devant la menace de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) d’abolir le système de gestion de l’offre, a donc constitué une coalition pour protéger ce système, le GO5. Ce que l’UPA n’a cependant pas dit, c’est que pendant qu’elle protège ses quotas contre l’entrée de denrées à prix de dumping, elle maintient sa poussée exportatrice, dans le cas du porc notamment. En septembre 2007, l’UPA, conjointement avec la Coop fédérée et Équiterre, a même organisé un forum sur la souveraineté alimentaire. Comme condition d’entrée pour participer au débat : la signature attestant être en accord avec le système de gestion de l’offre de l’UPA !
Parmi les reproches faits par l’Union paysanne à l’endroit des plans conjoints et des quotas de l’UPA, mentionnons tout d’abord l’entrave à toute forme de relève de par la valeur élevée des quotas. Ces quotas devraient non pas être monnayés, mais être distribués gratuitement par une régie paragouvernementale selon des critères établis par la société, comme la priorité au secteur biologique, aux jeunes, aux régions éloignées. Le second reproche majeur concerne le manque flagrant de démarche démocratique dans le processus. Ainsi, parmi les centaines ou les milliers de personnes qui élèvent du lapin, seulement 53 ont reçu le statut d’éleveur de lapin. Le plan conjoint prévoyant que l’invitation doit en rejoindre au moins la moitié et qu’une majorité des deux-tiers est suffisante, il s’ensuit qu’il suffit qu’une poignée d’entre eux s’entendent pour établir un système de quotas pour qu’une infime minorité se partage les parts de marché, à l’exclusion totale de tous les autres. Et cette situation se retrouve dans la volaille, les œufs, le sirop d’érable, etc.
Un tel outil de contrôle, dans les mains d’un cartel privé, constitue un dérapage majeur et a des conséquences catastrophiques sur le mouvement coopératif ou la diversité. Par exemple, comment peut survivre une coopérative si elle ne peut plus commercialiser la production de ses propres membres ? C’est le cas de la coopérative Citadelle dont les membres doivent obligatoirement livrer leur sirop d’érable à leur fédération (UPA). Comment développer l’élevage de races du patrimoine comme la poule Chanteclerc ou la vache canadienne si l’accès aux quotas est impossible ? Comment développer l’élevage biologique de lapin si le syndicat contrôle toute la production et fixe un prix unique pour tous, sans tenir compte des différents coûts de production ou des intentions de mise en marché ?
Les défenseurs du système des plans conjoints rétorquent qu’il ne faudrait pas retourner à l’époque où chaque fermier ou fermière devait négocier seule son produit devant un gros acheteur, ce qui menait souvent à des prix très bas. Mais il n’est pas nécessaire de tout centraliser et de tout uniformiser pour regrouper les fermiers et fermières. On pourrait, par exemple, très bien envisager qu’il y ait un prix minimal ou même un système de quotas sans que tous les fermiers et fermières soient obligées de livrer leur production à la même enseigne. En termes plus clairs, même si un fermier ou une fermière a le droit de produire, supposons, 50 000 litres de lait et que son prix de vente ne doit pas être inférieur à 60 sous, on pourrait lui laisser le loisir de le vendre à la ferme, ou de le transformer en fromage, ou de le livrer à la laiterie, ou de former une coopérative, etc.
Le problème est grave et ne se règlera pas « de l’intérieur ». Si rien n’est modifié, c’est tout le développement de la production biologique qui est compromis, ainsi que celui des produits du terroir. Le canal uniforme ne laisse pas grand espace pour la diversité. Sans intervention extérieure de l’État, peu d’espoir de changement rapide. Les fermiers et fermières qui abandonnent sont exclues des rangs et les survivantes tiennent à leur valeur de quota. En outre, l’UPA, qui en principe devrait viser l’amélioration des conditions financières de ses membres, a plutôt intérêt à augmenter les prélevés de mise en marché. Le syndicat est devenu le patron de la mise en marché. Il y a pourtant un organisme de contrôle des plans conjoints mais il ne constitue plus qu’une façade. La Régie des marchés agricoles du Québec doit en effet approuver tout changement aux règles de mise en marché dictées par les plans conjoints. Or, lorsqu’on demande à la Régie des informations sur la mise en marché de denrées agricoles, la réponse est invariable : allez demander à l’UPA ! De plus, en 40 ans de plans conjoints au Québec, la Régie n’a jamais jugé nécessaire de procéder à quelque évaluation que ce soit de ce système. Les plans conjoints ont-ils amélioré la situation financière des fermes ? Les quotas ont-ils empêché ou ralenti la disparition des fermes ? La Régie n’en a pas la moindre idée.
Et pourtant, une analyse élémentaire de l’évolution du nombre de fermes au Québec depuis 30 ans démontre clairement que ce sont précisément les fermes possédant un quota qui ont disparu le plus rapidement. La valeur de ces fermes augmente rapidement, ce qui en complique l’accès pour la relève. Autrement dit, les quotas font tellement grimper la valeur des fermes que celles-ci ne peuvent être ni léguées aux descendantes des propriétaires, ni vendues à des « débutantes » venues de la ville. Elles disparaissent donc, englouties par des fermes plus grandes, encourageant ainsi la concentration de la propriété terrienne.
Faut-il nécessairement jeter tout ce système à la poubelle ? Peut-être pas. Mais si des modifications en profondeur ne se produisent pas rapidement, il y a fort à parier que le Canada suivra un jour l’exemple de l’Australie et l’abolira en entier. Actuellement, cet outil fantastique que sont les plans conjoints ne sert que partiellement les intérêts d’une minorité, au détriment de toute la société.