Culture
Que le théâtre ne meure...
Entretien avec Martin Faucher, metteur en scène
Le théâtre québécois est-il accessible à tous ? Ou s’agit-il d’un art élitiste, destiné à une population privilégiée, sensible à un type de spectacle audacieux et sophistiqué et, surtout, capable de se payer des billets de plus en plus chers ? Une longue tradition, allant de Brecht et son Berliner Ensemble au Théâtre national populaire en France ou au Théâtre populaire du Québec, cherchait à rapprocher le théâtre des gens, quitte parfois à aller au-devant du public. Que reste-t-il de ces ambitions aujourd’hui alors qu’on demande aux troupes théâtrales de se tourner vers le secteur privé pour compenser un financement public insuffisant ? Marchandisation et démocratisation peuvent-ils aller de pair ? À bâbord ! a rencontré Martin Faucher, metteur en scène et président du Conseil québécois du théâtre, pour discuter de ces sujets.
À bâbord ! : Y a-t-il un virage élitiste dans le théâtre au Québec ?
Martin Faucher : « Élitiste » me semble un terme très péjoratif. Collectivement, nous entretenons un rapport paradoxal à la culture. D’une part, nous avons fait au Québec beaucoup d’efforts pour rendre la culture sous toutes ses formes accessible à tous. Par contre, l’État a cessé d’accompagner les artisans du théâtre à la hauteur de leurs besoins réels et a demandé que nous ayions dorénavant des partenaires corporatifs, sans se préoccuper du prix du billet. Une grande part du théâtre québécois devient donc soudainement moins accessible pour une partie de la population. Proportionnellement, le prix du billet au cinéma a beaucoup moins augmenté qu’au théâtre. On a forcé le théâtre québécois à s’intégrer à une économie de marché, ce qui a une incidence importante sur la programmation, sur la façon de vendre et de présenter le théâtre et sur le prix des billets qu’on est alors obligé de majorer. Les grands théâtres, entre autres, deviennent ainsi beaucoup moins accessibles.
AB ! : Est-ce que tout cela a une influence sur les contenus ?
MF : Il y a maintenant un appauvrissement des saisons parce qu’on oblige les théâtres à avoir un taux de fréquentation trop élevé – ce qu’on ne demande pourtant pas au cinéma ! Dans le processus de création, on s’inquiète maintenant démesurément de la réaction du public : le public et les abonnés vont-ils aimer ? Va-t-on trop loin ? Insidieusement, nous en sommes venus à perdre beaucoup de notre impact social et politique. Nous sommes maintenant moins dérangeants qu’à une certaine époque, beaucoup plus consensuels, trop parfois…
AB ! : Que s’est-il passé lors des derniers États généraux du théâtre ? Avez-vous abordé ces sujets ?
MF : Nous nous sommes beaucoup attardés à la question : comment vivre de théâtre au Québec et perdurer ? Les médias renvoient souvent l’image selon laquelle nous sommes des gens qui rouspètent constamment sur les questions d’argent. Mais il faut admettre que le théâtre coûte cher ou plutôt qu’il ne sera jamais vraiment rentable. Pour s’assurer d’avoir un art théâtral dont la qualité se maintienne, il faut y investir des sommes d’argent. Notre société a fait le choix par exemple de donner un salaire très élevé au nouveau chef de l’OSM. Par contre, on paye très mal les acteurs et les concepteurs de théâtre parvenus à une maturité artistique. Il nous faut donc faire comprendre aux gens la valeur du théâtre. Les gens du milieu doivent faire trop de choses en même temps : de la télé, des films, travailler pour le Cirque du Soleil, afin de contrebalancer le contrat de théâtre qui n’a pas été rémunéré selon sa juste valeur. Ma conclusion de ces seconds États généraux, c’est qu’au Québec, ce n’est pas l’art théâtral qu’on aime, mais le succès théâtral. Ça vaut d’ailleurs aussi pour les autres formes d’expression artistique.
Nous avons aussi abordé le théâtre sous l’angle de sa diffusion et de sa démocratisation. Il faudrait que le théâtre soit davantage accessible sur l’ensemble du territoire québécois. Il faut que puissent circuler encore plus de bons spectacles – pas seulement ceux qui sont produits dans les grandes salles, mais aussi ceux qui conviennent à des salles d’environ 200 spectateurs. Il faut aussi assurer une diffusion internationale de nos spectacles. Le Canada est plus riche que jamais et les énormes surplus budgétaires – 16 milliards cette année ! – en sont la preuve. Il est affligeant d’avoir une augmentation du budget du Conseil des Arts de Canada de seulement 30 millions après près de 10 ans de stagnation, ce qui est dérisoire face aux besoins immenses du milieu artistique. Les politiques de diffusion culturelle internationales suivent les politiques commerciales. Si le Canada décide de faire une entente commerciale avec un pays, il y envoie des artistes. Une compagnie théâtrale qui développe un public dans ce pays peut donc en être soudainement coupé si les politiques commerciales canadiennes changent. Tout est à recommencer. Nous avons aussi parlé aux États généraux de la fréquentation du théâtre par la jeunesse. Il faut des politiques claires. Il faut que l’éducation artistique fasse partie de la formation des maîtres. Il faut aussi que les auteurs aient un programme spécifique d’écriture dramatique – même si de nombreux auteurs se font connaître sur les différentes scènes.
AB ! : Le milieu théâtral préfère-t-il largement le financement public au financement privé ?
MF : Le théâtre québécois n’existerait pas sans un financement majeur de la part des gouvernements. On a appris depuis une dizaine d’années à conjuguer avec le privé, ce qui est correct. Les citoyens corporatifs doivent être présents au théâtre, mais dans une proportion limitée. On le voit aux États-Unis, où la présence du privé est incontournable : le privé n’a pas de politiques claires et suivies dans le financement des arts. On ne peut s’y fier. Ce type de financement doit absolument rester complémentaire, il ne doit pas être le moteur de l’art théâtral. Le financement du théâtre québécois doit passer par les différents conseils des arts, avec des politiques qui nous ressemblent, qui nous conviennent. Malheureusement, ces conseils des arts sont maintenant dépourvus de sommes suffisantes à accorder aux compagnies théâtrales et aux artistes.
AB ! : Le milieu théâtral est-il prêt à entreprendre des actions pour défendre ses intérêts ?
MF : Puisque nous avons cherché, avec les États généraux, à retourner à la base, à mettre sur la table l’ensemble des problèmes de la profession, nous serons sûrement plus politisés lorsqu’il sera temps d’entreprendre de nouveaux combats. Nous avons aussi parlé de l’écologie et de la cohabitation des différentes générations théâtrales et des différents types de pratique théâtrale. Tous, tant les petits que les grands, souffrent d’un sous-financement. Le problème avec le théâtre québécois, c’est que malgré tous les problèmes dont il souffre, il est toujours éminemment vivant et présent sur nos scènes. Nous arrivons à démontrer que malgré tout, nous parvenons à faire notre travail, même s’il est de plus en plus difficile à accomplir et même si personne ne pense à tous ceux qui abandonnent la pratique théâtrale.
AB ! : Les conseils d’administration des théâtres sont formés principalement de gens d’affaires. Ne faudrait-il pas qu’ils soient composés surtout d’artistes et de gens du milieu ?
MF : Les gens d’affaires deviennent en effet les décideurs des compagnies théâtrales. Il ne faut pas oublier que la part directe du financement public est minoritaire. Elle ne dépasse pas 35 % dans nos grandes institutions théâtrales, contrairement aux théâtres publics en France où elle est largement majoritaire. Il faut comprendre, dans cette perspective, les choix plus commerciaux, plus prudents que font certains théâtres, puisqu’il faut que les salles soient remplies. Les théâtres arrivent en général à bien « performer ». Mais il devient plus difficile de présenter une pièce plus obscure de Shakespeare, par exemple, ou une création d’un jeune auteur. Même dans les salles spécialisées dans la création, il devient risqué de produire une pièce comportant plusieurs comédiens. On ressent les effets négatifs du désengagement de l’État sur les scènes : les artistes doivent accumuler plusieurs contrats à la fois, l’efficacité vient remplacer la recherche… Nous sommes certes performants, mais l’audace est-elle toujours au rendez-vous ? Les grands artistes comme Borduas ou Armand Vaillancourt étaient-ils « performants » ? Hubert Aquin se vantait-il d’écrire un roman en deux semaines ?
AB ! : Où situer la relève ? Est-ce plus difficile qu’auparavant de percer ?
MF : Oui, c’est plus difficile. Les jeunes sont bien formés et ils ont la capacité de rapidement monter des projets audacieux. Certains sont même très habiles pour obtenir du financement privé. Mais malgré tout, le financement public plafonne et très tôt dans leur carrière, ils ne peuvent se développer à la hauteur de leur talent. Alors ils n’arrivent plus à se sortir de la relève. On nous dit alors de faire le ménage, comme s’il y en avait trop.
AB ! : Mais puisqu’on ne peut tout financer, comment choisir ce qui mérite d’être retenu ?
MF : C’est la question, le défi qui nous attend. Il faut vraiment réfléchir sur nos exigences artistiques. Donne-t-on trop à ceux qui se trouvent dans une certaine moyenne ? Perpétue-t-on sans s’en rendre compte la « tiédeur » ou une certaine « platitude » par ce financement ? Mais il faut aussi des moyens réels pour se rendre au bout de nos projets. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’on peut repérer ceux qui tiennent parole, qui savent produire année après année de la qualité. Un sondage réalisé auprès des gens de notre milieu nous montre que nous sommes très satisfaits du système d’évaluation par les pairs qui prévaut actuellement dans les conseils des arts. Le problème, c’est que les jurys font des recommandations qui ne peuvent vraiment se concrétiser à cause du manque d’argent. Il faut cependant se poser la question : quel théâtre voulons-nous voir sur nos scènes ? On se vante d’avoir envahi Las Vegas. Mais est-ce une si grande victoire que d’être devenus les rois du clinquant ? Il faut penser aussi à tous ces excellents spectacles qui ne seront jamais « grand public ». Le théâtre est un art exigeant, ouvert à tous, mais qui demande un effort de la part du spectateur, il faut l’admettre une fois pour toutes. Et surtout, il faut faire vivre cet art comme il le mérite.