Islamophobie au Canada
Les services secrets jouent avec le feu
par Alexandre Popovic
Au cours de la dernière année, beaucoup de choses ont été dites sur les accommodements raisonnables en général et sur les musulmans en particulier. Toutefois, à force de vouloir faire le procès de la communauté musulmane, on en vient à perdre de vue qu’il existe au sein de cette communauté des individus qui ne sont pas exactement ce qu’ils prétendent être. Des individus qui parviennent à se faire passer pour des leaders de cette communauté dans les médias alors qu’en fait, ils agissent à titre d’informateur pour le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS). C’est notamment à cause d’eux que la communauté musulmane souffre aujourd’hui d’un problème d’image dans les médias.
Mubin Shaikh est l’un de ceux-là. Ce militant islamiste vivant à Toronto se décrit volontiers comme un « musulman orthodoxe classique ». Communicateur habile, Shaikh s’est d’abord fait connaître du grand public en devenant le défenseur le plus visible des tribunaux islamiques en Ontario. Jusqu’auboutiste, Shaikh est même allé jusqu’à approuver la lapidation en cas d’adultère dans un documentaire de l’ONF !
Bref, Shaikh incarne le profil-type du fondamentaliste musulman intransigeant. Seulement, attention ! Shaikh n’est pas un intégriste ordinaire. En juillet 2006, Shaikh révélait au réseau CBC avoir travaillé comme informateur pour le SCRS, en 2004, puis à titre d’agent source pour la GRC, l’année suivante [1].
À la même époque, Shaikh s’impliqua activement dans la campagne pour la reconnaissance des tribunaux islamiques en Ontario, qui avait fait tant de bruit dans les médias canadiens et même internationaux. D’ailleurs, certains estiment aujourd’hui que cette campagne fut le point de départ de la polémique québécoise autour des accommodements raisonnables.
C’est le 20 décembre 2004 que l’avocate Marion Boyd remit son rapport dans lequel elle recommandait au gouvernement ontarien de reconnaître aux musulmans le droit de demander l’arbitrage basé sur la loi islamique (Charia) en matière de causes de dispute familiale et de succession [2]. Au Québec, l’impact médiatique du rapport Boyd fut intense. Plus même qu’en Ontario. « La logique du multiculturalisme » fut dénoncée en page éditoriale tandis que la rectitude politique fut condamnée sur les tribunes libres.
Shaikh, lui, ne cacha pas sa joie. « Le rapport Boyd dit exactement ce que nous voulons », déclara-t-il à Agnès Gruda, de La Presse [3]. Il n’était d’ailleurs pas peu fier d’avoir été cité à sept reprises dans le rapport. Il faut dire que Shaikh est médiateur et spécialiste en résolution de conflits à la mosquée El Noor, dans le nord-est de Toronto. Il rend des décisions sur des litiges portant sur la garde d’enfants, la pension alimentaire ou encore le partage des biens.
C’est ainsi que le 24 décembre, un article parut à la une de La Presse sous le titre : « “Votre femme désobéit ? Secouez-la”, dit un leader musulman de Toronto » [4]. Ce que les lecteurs de La Presse ignoraient, c’est que celui qui leur était présenté comme un « leader musulman de Toronto » était en fait un informateur du SCRS ! Cette citation provenait en effet de nul autre que Mubin Shaikh.
Dans l’article de La Presse, Shaikh précisait sa pensée en affirmant qu’une épouse rebelle ne pourra être « secouée » seulement en cas de « faute grave », par exemple « si elle s’affiche avec d’autres hommes... » (!) Shaikh défend également l’idée que l’homme est le chef de famille dans un couple musulman et va même jusqu’à justifier la polygamie dans certaines circonstances (par exemple, lorsque l’épouse rejette les avances sexuelles de son mari).
Mieux encore : dans le documentaire de l’ONF La Charia au Canada, réalisé par Dominique Cardona, Shaikh fait l’apologie de la lapidation, ce supplice par lequel une femme est tuée à coups de pierres. Voici d’ailleurs comment Shaikh explique sa position :
« Tuer pour l’honneur, pratiquer des mutilations sexuelles sur les femmes, je rejette tout ça. Ça n’a rien à voir avec la religion et si c’était la religion, je renoncerais à la religion. Mais je ne peux pas condamner la lapidation pour adultère. C’est la peine infligée par l’islam en cas d’adultère, et ça vient du Prophète. Il y a des gens qui disent : “Ce n’est pas dans le Coran”, et c’est vrai, ce n’est pas dans le Coran. Mais c’est pratiqué par la communauté ; au temps du Prophète, paix soit avec lui, on était lapidé pour adultère, c’était la punition. Si c’est la peine selon Dieu, alors c’est la peine selon Dieu. »
Ainsi, les élus de Hérouxville qui s’étaient couverts de ridicule en adoptant, en janvier 2007, un soi-disant « code de vie » prohibant expressément la lapidation n’auraient donc pas rêvé : il existerait vraiment des musulmans favorables à la lapidation au Canada ! Seulement, n’est-il pas révélateur en soi que le seul islamiste canadien ayant eu le culot d’approuver publiquement la lapidation était un indic du SCRS ?
Mais Shaikh ne se contentait pas de diffuser son idéologie fondamentaliste dans les médias. Il fit également la vie dure aux leaders musulmans modérés qui sont pourtant les mieux placés pour offrir une image plus rassurante de la communauté musulmane aux yeux de l’opinion publique. Tarek Fatah fut l’un de ceux qui y ont goûté.
En décembre 2005, lors d’un discours prononcé publiquement, Shaikh dénonça Fatah, l’accusant d’avoir « insulté le prophète ». À l’époque, Fatah était président du Congrès des musulmans canadiens (CNC), une organisation qui s’est toujours opposée à l’application de la Charia au Canada, se montrant aussi favorable aux mariages homosexuels et au droit de la femme d’exercer la fonction d’imam.
Pour Fatah, cette accusation ne pouvait être prise à la légère. « Cela équivaut à une fatwa. Cela équivaut à un appel au meurtre », dénonça-t-il. Cette accusation valut d’ailleurs à Fatah de recevoir des menaces de mort qui le poussèrent à démissionner de la présidence du CNC, en août 2006. « Moi, un modéré qui prône le dialogue et la démocratie, j’ai été menacé par un espion du gouvernement. Imaginez ! », déclara-t-il à l’époque [5].
Ainsi, le même homme que les services secrets ont engagé pour leur fournir des infos sur de prétendus extrémistes musulmans s’est servi de sa visibilité médiatique pour se présenter comme un promoteur de la Charia au Canada doublé d’un apologiste de la lapidation. Mais combattre le fondamentalisme islamique en retenant les services d’un ardent partisan du fondamentalisme islamique ne revient-il pas à combattre un feu de forêt avec un lance-flammes ?
Quoi qu’en disent les autorités canadiennes, des pans entiers de la communauté musulmane continuent d’être perçus comme autant de menaces potentielles à la sécurité nationale. Toutefois, tant et aussi longtemps qu’une portion significative de l’opinion publique se montrera hostile au profilage arabo-musulman, des organismes comme le SCRS n’auront jamais totalement les coudées franches pour exercer un maximum de pression sur cette communauté. Dans ce contexte, tout geste pouvant diminuer le capital de sympathie de l’opinion publique à l’égard de la communauté musulmane fait nécessairement le jeu du SCRS. Pour ceux qui poursuivent un tel agenda, les déclarations controversées de Shaikh valent leur pesant d’or. Le SCRS semble donc en avoir eu pour son argent.
Il aurait été vraisemblable de supposer que l’affaire Mubin Shaikh fut un dérapage isolé si seulement le SCRS n’avait pas eu à sa solde un autre informateur aux allures d’agent provocateur qui contribua, lui aussi, à ternir l’image de la communauté musulmane : le Montréalais Joseph Gilles Breault, alias Youssef Mouammar, alias Abou Djihad, qui s’était notamment illustré en menaçant le métro de Montréal d’un attentat terroriste à l’arme biochimique, en mars 1998 [6].
Les services secrets canadiens sont-ils en train de mener une vicieuse campagne de salissage contre la communauté musulmane ? La question se pose. En attendant d’avoir la réponse, la prochaine fois qu’un fondamentaliste musulman fera les manchettes, évitons de prendre pour acquis qu’il parle au nom de toute sa communauté.
[1] CBC News, « ‘Devout Muslim’ informer helped in Toronto terrorism-related arrests », 14 juillet 2006.
[3] Agnès Gruda, « Oui aux tribunaux islamiques en Ontario », La Presse, 21 décembre 2004, p. A1.
[4] Agnès Gruda, « “Votre femme désobéit ? Secouez-la”, dit un leader musulman de Toronto », La Presse, 24 décembre 2004, p. A1.
[5] Gabriel Béland, « Menacé, un leader musulman modéré démissionne », La Presse, 6 août 2006, p. A9.
[6] Pour en savoir plus sur les « exploits » de Youssef Mouammar, l’auteur vous invite à lire son article : http://www.cmaq.net/fr/node/28125