Analyse du discours
L’éternel retour du spectre identitaire
par Jacques Pelletier
Deux ouvrages récemment publiés coup sur coup nous rappellent qu’on n’en a pas fini au Québec avec le nationalisme identitaire. Dans un essai de facture académique, Mathieu Bock-Côté [1], figure montante de l’intelligentsia conservatrice, se livre à une critique féroce du processus de « dénationalisation tranquille » qui aurait caractérisé la dernière décennie et dont certains historiens, notamment Gérard Bouchard et Jocelyn Létourneau, auraient été les principaux artisans. Dans une intervention davantage politique, Jean-François Lisée [2], éminence grise des gouvernements Parizeau et Bouchard et aujourd’hui conseiller de la nouvelle cheffe du Parti québécois, entend pour sa part réhabiliter le « nous » national, tel que compris par les « incommodés » dont il se fait le porte-parole, à travers la promotion d’une citoyenneté québécoise à inventer, donnant ainsi un prolongement concret à la réflexion plus spéculative de Bock-Côté. Sous une forme savante chez ce dernier, populaire chez Lisée, on assiste donc à la réapparition d’un spectre qu’on croyait pourtant avoir congédié à tout jamais.
Bock-Côté : la renationalisation à marche forcée
Pour Mathieu Bock-Côté, si la question nationale se trouve actuellement dans une impasse, il faut en attribuer largement la responsabilité aux intellectuels qui auraient défendu au cours de la dernière décennie un souverainisme sans nationalisme. Ils l’auraient ainsi amputé de sa dimension culturelle et ethnique en lui préférant une forme davantage multiculturelle et civique. Gérard Bouchard serait la figure la plus connue de ce courant qui aurait obtenu l’assentiment de la vaste majorité des intellectuels d’obédience souverainiste et par la suite des politiciens influencés par leur pensée.
Réalité essentiellement historique et culturelle, la nation se serait progressivement métamorphosée en une entité d’abord juridique et sociale, fondée sur l’occupation d’un territoire et le partage d’un certain nombre de valeurs dites communes et d’inspiration progressiste. Le souverainisme serait ainsi devenu insensiblement multiculturel – en quoi il traduirait une « canadianisation complète de l’identité nationale québécoise » prétend Bock-Côté – et orienté politiquement à gauche, ce qui, bien entendu, n’est pas de nature à enchanter un intellectuel conservateur. Le nationalisme, rappelle-t-il, se distingue et se définit d’abord par la référence à une histoire partagée, ensuite par l’invention d’une culture propre et d’un patrimoine qui l’expriment dans la longue durée, enfin par une image de soi, une idée en forme de « destin » et de « mission à accomplir » dans laquelle le groupe se reconnaît et à laquelle il s’identifie.
Or, on ne retrouverait rien de tout cela dans le néonationalisme contemporain, civique et multiculturel, qui accompagnerait l’émergence de la nouvelle « société des identités » évoquée par Jacques Beauchemin auquel aime bien se référer Bock-Côté comme à son maître à penser… Caractérisée par les différences et le pluralisme, la « société des identités » minerait du coup les fondements du nationalisme historique et monoculturel traditionnel. Le souverainisme défendu par Gérard Bouchard, dans cette perspective, appellerait l’écriture d’une nouvelle histoire pouvant assurer le lien entre le nouveau de la situation présente et l’ancien inscrit dans la durée. Cette histoire entend accorder davantage d’importance aux diverses communautés (anglophones, premières nations, cultures immigrantes) également impliquées dans le devenir de la société québécoise et remet de la sorte en question un certain « légendaire national » qui privilégierait de manière exclusive la composante canadienne-française de la nation.
La critique de Bock-Côté entend démontrer d’abord que ce nationalisme civique et multiculturel est l’expression d’un projet politique irrecevable, ensuite que l’élaboration d’une véritable histoire nationale telle que la conçoit Bouchard est impossible sur cette base, par manque d’affinités ontologiques en quelque sorte.
Prétendant retracer la généalogie du pluralisme multiculturel en tant que projet idéologique et politique, Bock-Côté en fait remonter l’origine à la « conversion culturelle du marxisme » qui serait ainsi passé de « la lutte des classes à la politique des identités ». Si bien que les nouveaux historiens, à leur insu probablement, participeraient de la « métamorphose idéologique du marxisme », dont l’antiracisme et le multiculturalisme seraient des « produits dérivés ». Ils s’opposeraient au nationalisme, à « l’inclination conservatrice » qui le supporte et à sa « sympathie pour le monde tel qu’il existe » plutôt que pour ce qu’il pourrait être, reprenant à leur manière et sur leur terrain le projet révolutionnaire marxiste.
Ce serait là l’erreur et la faute majeures d’un Gérard Bouchard qui serait devenu bien involontairement sans doute un crypto-marxiste, cherchant à concilier son projet d’histoire nationale avec son souverainisme multiculturel. Or, prétend Bock-Côté, il s’agit là de données contradictoires, antithétiques par leur nature même, qui condamneraient à l’échec son entreprise proprement historiographique ; la société des identités, insiste-t-il, « mine l’idée même d’une histoire nationale ».
La « dimension édifiante », le « potentiel de mobilisation » que notre néoconservateur attend d’un récit historique au service du « destin national », il va les trouver d’une part dans les travaux inspirés par l’École de Montréal et en particulier par Maurice Séguin, d’autre part dans les entreprises de vulgarisation biographique consacrées aux leaders politiques du Québec contemporain. Chez Séguin, il retrouve une « certaine idée de l’histoire du Québec », un « gaullisme à la québécoise » qui conforte sa conception de l’identité nationale. Chez les biographes, il rencontre une « historiographie populaire » qui reconnaît à leur pleine valeur l’existence et le rôle des grands hommes, en qui repose le « salut de la collectivité », et qui remplit du coup une « fonction conservatrice indispensable » à la vitalité de la mémoire nationale. Leurs ouvrages sont par conséquent beaucoup plus intéressants et instructifs que ceux de la plupart des universitaires, ces « parvenus culturels » qui masquent leurs choix idéologiques et politiques sous une « glose faussement savante ». Ils s’apparentent ainsi aux intellectuels déracinés auxquels s’en prenait naguère en France un Maurice Barrès, incarnation antérieure d’un Mathieu Bock-Côté qui reprend, à 100 ans de distance, tant dans sa lettre que dans son esprit, son discours ethniciste et profondément réactionnaire, sans paraître s’en apercevoir ou en le sachant très bien, ce qui, de mon point de vue et pour reprendre une expression familière, aggrave singulièrement son cas.
Lisée : l’opportunisme identitaire comme stratégie politique
Comme il se prétend volontiers moderne et progressiste, on s’attendrait à ce que Jean-François Lisée prenne le contre-pied du vieux discours identitaire réactualisé et revampé tant bien que mal par Mathieu Bock-Côté. On s’y attendrait d’autant plus qu’il prend la peine de se démarquer vigoureusement du nationalisme pur et dur d’Yves Michaud et de Jacques Parizeau, envers lesquels il se montre d’ailleurs particulièrement ingrat. Mais on comprend vite qu’il s’agit d’une ruse, d’une astuce rhétorique, qui masque une reconduction pragmatique de leur programme sous la forme trafiquée d’un projet de citoyenneté québécoise qui serait, comme il l’écrit lui-même, le « logo, individuel et collectif, d’une identité particulière ».
Avec Lisée, on quitte donc la sphère des idées et on atterrit brutalement sur le terrain de la politique opportuniste. Son projet, en effet, vise essentiellement à créer chez les Québécoises le sentiment d’une « victoire politique collective, d’une offensive réussie » qui serait, ajoute-t-il, un « baume sur [leurs] plaies, une infusion d’amour-propre ». Il s’offre comme une réponse, prétendument progressiste, au populisme démagogique de l’ADQ qui a fait son miel des accommodements raisonnables engendrés par l’émergence de la « société des identités ».
Il s’agit donc par cette stratégie ingénieuse de répondre au sentiment de malaise généralisé qu’éprouverait la majorité francophone dans le nouveau « nous » national, au profond sentiment d’insécurité qui se serait emparé de cette société par suite de la perte de ses repères traditionnels. Il faut par conséquent en proposer de nouveaux qui seraient une histoire « à nous, les Franco-Québécois, avec nous au centre », récit qu’il faudrait « célébrer et faire partager », une langue – française – à renforcer, à laquelle il faudrait assurer ce qu’il appelle la prédominance, une religion – catholique – à réintroduire à l’école sous un mode inédit, à l’intérieur du système public laïque.
Il s’agit d’un beau programme, on le voit, qui reprend dans sa substance en lui donnant corps le discours identitaire formulé en termes conceptuels par Bock-Côté et qui trouverait son expression symbolique dans la nouvelle devise appelée à figurer sur les frontons des futurs édifices publics du Québec : « Liberté, Égalité, Québécité » ! Ce dernier terme remplacerait avantageusement la fraternité, vieille valeur ringarde de la devise républicaine française, et redonnerait tout son tonus et son éclat à la Nation. qu’il faudrait aussi célébrer par un nouvel hymne national qui pourrait être une version retouchée du Plus beau voyage de Claude Gauthier – Lisée, bison particulièrement futé, pense décidément à tout…
La logique de nos deux penseurs s’avère ainsi parfaitement et platement conforme à celle qui régit partout le discours nationaliste. Celle-ci consiste, comme le signale avec beaucoup de justesse Gérard Noiriel dans un essai récen [3], à « inverser la relation de domination ». Dans ce type de raisonnement biscornu, en effet, les victimes et les opprimées ne sont plus les minorités, comme les immigrantes dans la conjoncture présente, mais la majorité qui est constituée d’« incommodés », pour reprendre l’expression même de Lisée. Ce sont donc eux qui sont à la source du malaise éprouvé par la majorité et qui en sont donc directement ou indirectement les responsables. Et c’est en fonction du malaise de la majorité que leur situation sera analysée et que seront élaborées des solutions pour y mettre fin.
Le cas français, sur ce plan, est exemplaire. C’est en réaction à l’islamisme que s’est reconstruit en ce pays au cours des deux dernières décennies le discours de l’identité nationale. Il a pris une forme xénophobe et raciste au Front national, populiste et démagogique dans la droite historique, patriotique dans la gauche bien pensante du Parti socialiste qui a senti le besoin de concurrencer la droite en en remettant sur ce terrain aussi glissant que visqueux.
Cousin germain de ce parti, le Parti québécois emprunte également ce chemin par les temps qui courent avec Lisée comme penseur stratégique et Bock-Côté comme intellectuel de parade, sorte de singe savant, clone québécois d’un Alain Finkielkraut dont il se réclame explicitement et à plusieurs reprises dans son essai. Le nationalisme, dans cette opération de reconversion idéologique, refait surface de manière triomphante et claironnante, s’offrant comme voie de remplacement et de secours à un souverainisme auquel on semble avoir renoncé, à tout le moins pour un temps qui pourrait vraisemblablement durer longtemps.
Le repli identitaire : l’« unionalisation » du Québec
L’indépendantisme, pour la majorité du RIN durant les années 1960, pour le courant indépendantiste et socialiste qui l’a suivi dans les décennies ultérieures, pour Québec solidaire aujourd’hui, ce n’était pas et ce n’est pas une nouvelle mouture du nationalisme, encore moins son approfondissement. C’était et c’est toujours son dépassement dans le cadre d’une transformation sociale globale. La nation n’est ni un fétiche, ni une religion, ni un destin à accomplir en vertu d’on ne sait trop quel décret divin ou profane : c’est le cadre dans lequel une collectivité se développe et se transforme dans l’intérêt de l’ensemble de ses composantes, à commencer par celles qui sont l’objet de dominations, d’oppressions et de discriminations de toutes sortes.
Le débat sur l’identité nationale, dans cette perspective, apparaît largement comme une manœuvre de diversion, impulsée par des politiciens opportunistes et des penseurs conservateurs. C’est une manœuvre de détournement qui risque, si nous n’y prenons garde, de nous entraîner dans une profonde régression sur le plan social et politique. Elle pourrait nous ramener tout droit au duplessisme, au nationalisme larvaire et au conservatisme rampant qui caractérisaient ce régime, que l’on croyait appartenir à un passé révolu, mais qui fait retour dans des défroques qui, bien que rafraîchies, sentent toujours le moisi.
[1] Mathieu Bock-Côté, La dénationalisation tranquille, Montréal, Boréal, 2007, 216 p.
[2] Jean-François Lisée, Nous, Montréal, Boréal, 2007, 112 p.
[3] Gérard Noiriel, À quoi sert « l’identité nationale », Marseille, Agone, 2007, 154 p.