Susan Weissman
Dissident dans la révolution : Victor Serge, une biographie politique
lu par Christian Brouillard
Susan Weissman, Dissident dans la révolution : Victor Serge, une biographie politique, Paris, Syllepse, 2007, 481 p.
La révolution dans la peau
Walter Benjamin écrivait vers la fin de sa vie que le mouvement de critique sociale pouvait être représenté comme le dieu romain Janus, c’est-à-dire comme une tête à deux visages : l’un tourné vers l’avenir et l’autre vers le passé, ce passé jonché des cadavres des révolutions massacrées. Le philosophe poursuivait en déclarant que « nous sommes attendus » par toutes ces figures de militants et militantes tombés dans la lutte pour un monde plus juste et, depuis lors, engloutis dans l’oubli. Victor Serge est certainement l’une de ces figures qui nous attendent à l’orée de ces avenirs à construire, une figure à extraire de l’amnésie historique. La publication en français de la biographe politique de Victor Serge, réalisée par Susan Weissman, représente un petit pas dans cette entreprise de « remise en mémoire ».
Mais qui donc était Victor Serge ? De son vrai nom Victor Lvovitch Kibaltchiche (il adoptera le pseudonyme de Victor Serge en 1917), né à Bruxelles en 1890 de parents russes émigrés anti-tsaristes et pauvres, il devient très vite militant s’engageant auprès des jeunesses socialistes. Déçu du réformisme « mou » de ces organisations, il se tourne alors vers l’anarchisme qui lui semble, à ce moment, être plus à la hauteur de son désir d’un changement social global : « [l’anarchisme] nous demandait tout, nous offrait tout… » Cependant, malgré ou à cause de cet engagement total, il refusera toujours, comme le montre bien le livre de Weissman, d’abdiquer son sens critique.
C’est ainsi qu’en 1911, à Paris (où il s’est installé depuis peu), il critiquera sévèrement le ralliement de ces anciens camarades à l’illégalisme anarchiste, sans pour autant les dénoncer ou les charger auprès des flics et du pouvoir judiciaire. Jugé avec eux en 1913, il écopera de cinq ans de prison, amorçant ainsi un cycle d’emprisonnements qui allait ponctuer sa vie et marquer son œuvre. Le premier roman qu’il écrira, Les hommes dans la prison, est nourri de cette première expérience carcérale.
Expulsé de France en 1917, il s’établit à Barcelone où il participe à un soulèvement anarcho-syndicaliste qui échouera. Par ailleurs, la tourmente sociale qui secoue alors la Russie attire irrésistiblement Serge au même titre que beaucoup de révolutionnaires de la planète. Arrivant à Petrograd en 1919, il est rapidement confronté à la dure réalité d’une révolution encerclée et aux prises avec ses « démons intérieurs », comme la bureaucratisation et la répression insensée. C’est après avoir fait le tour des divers milieux révolutionnaires russes que Serge décide de rallier les bolcheviques sans pour autant fermer les yeux devant les « dérapages » grandissants du nouveau régime soviétique.
C’est de cette position de critique interne au processus en cours, tout en maintenant de nombreux contacts avec d’autres milieux comme celui des syndicalistes-révolutionnaires, des anarchistes ou des artistes (comme Pasternak, Blok, Essenine), que Serge parviendra à témoigner de cette époque partagée entre « la détresse et l’enthousiasme ». Ce rôle de témoin deviendra encore plus essentiel au moment où la dictature stalinienne, triomphante à partir de 1927, s’acharnera non seulement à détruire ce qui restait du processus révolutionnaire mais aussi à museler et assassiner systématiquement les militants et militantes qui avaient permis le triomphe de 1917.
Déporté en 1933 [1], Serge, privé de tout moyen d’action politique, se concentre alors sur le travail d’écriture et la littérature. Ses écrits deviennent ainsi « comme un témoignage sur la vaste vie qui fuit à travers nous et dont nous devons tenter de fixer les aspects essentiels pour ceux qui viendront après nous ». Cet aspect littéraire de l’œuvre de Serge aura cependant pour effet de disqualifier, aux yeux de nombreux oppositionnels antistaliniens dont Trotski [2], ses positions politiques. On pouvait, certes, juger que dans ces moments où non seulement le stalinisme mais aussi le fascisme jetaient leurs chapes de plomb sur la planète, les pratiques artistiques apparaissaient comme « frivoles » face aux dures nécessités politiques. Cependant, comme le montre bien Weissman, il n’y avait pas, pour Serge, d’antagonisme entre les démarches artistique et politique. C’est essentiellement à travers ses romans qu’il montre la pénible montée du mouvement révolutionnaire, mais aussi comment celui-ci, au travers de ses contradictions internes, a pu accoucher d’un État totalitaire. Cette prise en main de la totalité par l’État, Serge la voit en œuvre non seulement en URSS mais également, quoique sur des bases différentes, dans les régimes fascistes et les démocraties « libérales ». Pour s’opposer aux totalitarismes, par-delà tout « patriotisme de parti », il avance trois principes inaliénables : respect de l’être humain et de sa valeur, défense de la vérité et liberté de pensée.
Jusqu’à la fin de sa vie [3], Serge maintiendra avec intransigeance ces principes dans l’optique d’une réelle révolution socialiste, intransigeance qui ne sombra ni dans le reniement, ni dans le pessimisme : « Le cap est de bonne espérance ». C’est là, nul doute, que réside le caractère contemporain de Serge, ce dissident avec la révolution dans la peau, ce contemporain pour nous, qui traversons le minuit de ce siècle…
[1] Il demeurera en déportation jusqu’en 1936. À ce moment, Staline, sous la pression d’une campagne internationale dénonçant les conditions faites à Serge, consentit à sa libération et à son expulsion de l’URSS. Ce départ fut, relève Weissman, in extremis car, quelque temps plus tard, les procès de Moscou débutaient, amenant avec eux l’annihilation de toute une génération militante. Disparaissaient ainsi non seulement des témoins gênants des pratiques staliniennes mais aussi, et surtout, des témoins d’une époque révolutionnaire prouvant que la révolution et le socialisme peuvent aboutir à autre chose que le totalitarisme.
[2] Évidemment, il n’y avait pas que cet aspect qui opposait Serge et Trotski qui étaient, par ailleurs, très proches sur de nombreux points. Le sens critique et la liberté de pensée de Serge irritaient au plus haut point Trotski, que ce soit sur le fait que celui-ci publie des textes dans des publications dites « centristes » (mencheviks ou syndicalistes) ou, d’une manière plus fondamentale, remette en cause le bolchevisme en pointant du doigt comme origine du totalitarisme l’écrasement militaire, en 1921, du soviet de Kronstadt.
[3] Serge est mort au Mexique en 1947, pauvre, comme il avait toujours vécu…