La santé des femmes et l’égalité professionelle
Les impacts de l’organisation du travail
La division sexuelle du travail est un aspect de l’organisation du travail qui peut avoir des effets sur la santé des hommes et des femmes. Les études de l’Invisible qui fait mal, partenariat entre trois centrales syndicales et un centre de recherche universitaire, ont permis de mettre en exergue les enjeux d’égalité professionnelle entrant parfois en conflit avec le désir d’améliorer la santé des femmes au travail : les dangers associés au déploiement d’une force physique importante et évidente ; les contraintes associées à la conciliation travail famille ; certaines difficultés dans le fonctionnement de collectifs de travail. Les femmes n’auraient pas à choisir entre santé et égalité, si les postes de travail et l’organisation du travail étaient adaptés à la spécificité de la biologie et des rôles sociaux des femmes.
Les tâches impliquant une force physique importante et évidente
On peut résumer la division sexuelle du travail manuel en disant que les hommes exercent souvent une force physique importante, mais ponctuelle et à un rythme intermittent, alors que les femmes sont appelées à déployer une force moindre, mais plus souvent répétée avec moins de pauses. Ainsi, par exemple, les hommes dans l’entretien sanitaire des hôpitaux ont été longtemps affectés au « travail lourd » (ex. « moppe », polisseuse) et les femmes au « travail léger » (ex. époussetage, lavage des toilettes). Nos recherches ont montré que chaque ensemble de tâches est associé à son lot de troubles musculo-squelettiques, mais que le lien entre ceux des femmes et leur travail est plus difficile à faire reconnaître.
On pourrait penser que cette division sert à assurer la santé de chaque sexe. Plusieurs recherches en biomécanique et en physiologie démontrent, en effet, une différence hommes-femmes dans la capacité de manipuler des charges, les femmes étant en moyenne capables de soulever une charge moins élevée. Il y a cependant un certain nombre de difficultés avec ce raisonnement. D’abord, les capacités physiques des hommes et des femmes se chevauchent. S’il y a une différence entre les moyennes, on voit aussi que certaines femmes sont plus fortes que la plupart des hommes. Donc, une division strictement sexuelle des tâches n’est pas justifiable, et elle est même illégale au Canada. Aussi, le degré de différence de performance entre les sexes dépend des détails de la tâche : la différence de levée des charges, par exemple, s’amoindrit à mesure que le rythme de levée augmente. Une femme, qui travaille à un poste exigeant sur le plan physique et conçu pour l’homme de taille moyenne, est nécessairement désavantagée. Mettre l’accent sur les capacités des femmes cacherait l’importance de l’adaptation des postes.
C’est pour ces raisons que de nombreux programmes en Amérique du Nord visent à intéresser les jeunes femmes à des carrières dans des métiers non traditionnels. Selon un certain discours officiel, les femmes peuvent faire tous les métiers et l’ère de l’exclusion des femmes est révolue. Les métiers primés peuvent exiger de la force physique, tel qu’en témoigne par exemple le prix offert en collaboration avec la Commission de la santé et de la sécurité du travail du Québec (CSSTQ), à une future pompière2. Cependant, le taux d’attrition des femmes dans ces emplois peut être très élevé, et le taux d’accidents de travail chez les femmes y est souvent plus élevé. Ces programmes ne comportent pas de volet qui vise l’adaptation du travail pour les nouvelles recrues, volet dont l’absence surprend dans l’annonce du prix soutenu par la CSSTQ.
Pour des raisons économiques autant qu’ergonomiques ou politiques, les postes d’entretien sanitaire « léger » et « lourd » ont été fusionnés dans plusieurs hôpitaux. Mais la conséquence n’a pas pris la forme, attendue, d’une plus grande égalité des sexes, mais d’une baisse assez dramatique du nombre de femmes. En effet, dans diverses études, nous avons constaté que ces politiques, en apparence féministes, ont des conséquences négatives pour les femmes.
Les contraintes associées à la conciliation travail famille
Les Québécois et les Québécoises classent la possibilité de travailler sans nuire à leur vie familiale en tête de liste des préoccupations que doivent avoir les syndicats, devant la qualité de vie au travail et la santé et la sécurité du travail. Pour les travailleuses, la conciliation travail famille pose un défi particulier pour l’équilibre entre la santé au travail et l’égalité professionnelle. Leurs responsabilités familiales se définissant plus souvent en termes de présence physique au foyer, cette conciliation a de fortes chances d’être plus visible chez les femmes que chez leurs collègues masculins. En conséquence, plusieurs stratégies de conciliation des femmes peuvent avoir comme effet de compromettre leur accès ou leur avancement au travail. Le premier compromis fait par bon nombre de femmes prend la forme du travail à temps partiel. Si ce type de travail peut permettre aux travailleuses de vivre plus harmonieusement la conciliation, la participation aux bénéfices économiques, aux programmes de formation et à la vie au travail en général peut être compromise. Qui plus est, la qualité des emplois offerts à temps partiel est souvent inférieure : l’observation de l’activité des caissières de banque a permis de constater que les tâches des caissières à temps partiel se concentrent aux heures de pointe et consistaient en des opérations moins variées et plus exigeantes physiquement, par rapport à celles assignées aux caissières régulières.
Une autre cause des difficultés de conciliation, du point de vue des femmes, provient du fait que les travailleuses québécoises ont moins d’autonomie au travail que leurs confrères masculins. En particulier, elles ont moins accès à un ensemble de mesures qui rendent possible la conciliation, telles que les possibilités de communication avec la maison depuis le lieu de travail, l’accès à des ressources de garde à des congés aux moments opportuns. Les femmes ont en moyenne une ancienneté inférieure à celle des hommes, ce qui restreint leur accès à des horaires compatibles avec la conciliation. Leurs tentatives de conciliation deviennent plus visibles et ainsi plus susceptibles de sanctions que celles de personnes qui jouissent de plus d’autonomie et de conditions facilitantes. Par exemple, il était défendu à certaines travailleuses observées d’utiliser le téléphone pendant le temps de travail ; cet outil de conciliation était pourtant indispensable pour ce personnel aux horaires irréguliers et imprévisibles.
À l’occasion d’entretiens relevant du projet CINBIOSE-FTQ sur la conciliation travail famille, le mot « organisée » vient souvent à la bouche des gestionnaires et même de certaines travailleuses. Cette expression qualifie une personne dont la vie familiale ne transparaît pas dans le milieu de travail. Ainsi, revendiquer des ajustements dans le milieu de travail pour tenir compte de la vie familiale risque de révéler « un manque d’organisation » chez celles qui les demandent, et nuire à leur reconnaissance professionnelle.
Égalité professionnelle et collectifs de travail
La réticence des femmes à faire sentir les effets de leurs particularités à leurs collectifs de travail, et la réticence de ceux-ci à accepter ces spécificités sont assez fortes. Ces réticences sont de deux ordres. Le premier concerne les problèmes, qualifiés de « culturels », qui arrivent quand un nouveau groupe rejoint des équipes existantes : les femmes en emploi non traditionnel apportent de nouvelles manières de faire, pouvant être perçues comme de l’incompétence ou de la faiblesse. Ce type de problème n’est pas spécifique aux femmes, puisqu’il peut se manifester dans un conflit de générations ou encore dans un conflit racial. Le second type de réticence voit le jour lorsque les caractéristiques spécifiques des femmes heurtent les collectifs de travail. Tel est le cas pour les deux problèmes déjà mentionnés, soit les différences biologiques et la conciliation travail famille. Quand les postes d’aides-soignants des hommes et des femmes ont été fusionnés au Québec, l’une des préoccupations majeures était de voir si les femmes allaient assumer « leur part » des opérations exigeantes sur le plan physique ; les femmes en ont alors souffert parce que leur contribution aux équipes n’était pas reconnue. Les problèmes de conciliation travail famille peuvent aussi exiger des ajustements de la part des collectifs de travail.
Conclusions
Les travailleuses aimeraient que leur santé soit protégée, mais actuellement, comme pour les travailleurs, cette santé est subordonnée à la nécessité de gagner un revenu et de « performer » au travail. Pour les femmes, vu leur insertion plus fragile dans le monde du travail, le choix entre santé, vie familiale et reconnaissance professionnelle se vit de manière plus explicite et surtout plus quotidienne.
En principe, la prévention privilégiée par la Loi sur la santé et la sécurité du travail vise l’élimination des dangers à la source (art. 2). Aux termes de ce principe, il convient d’adapter les équipements, les aménagements et même les horaires de telle sorte que les petites personnes, les mères de famille et les femmes enceintes puissent les utiliser en sécurité. Il est possible d’engager des effectifs en surplus afin que les contraintes d’horaires liées aux maladies d’enfants et autres aléas de la conciliation travail famille pèsent moins lourd sur les équipes de travail. Si nous acceptions de placer les enjeux d’égalité au coeur des discussions en matière de santé et de sécurité du travail, nous pourrions faire ressortir les enjeux critiques. Mais pour cela, il faudrait que les milieux acceptent les femmes comme participantes à part entière du monde du travail et de son organisation.