Villeray : portrait d’une lutte de quartier
Abandon du projet d’hébergement inuit
À la suite de l’abandon du projet par la Régie de la Santé du Nunavik, les membres du Comité citoyen de Villeray, déboutés, se demandent encore ce qui s’est passé. Avons-nous mal évalué les forces d’opposition au projet ? Qui, de l’Agence de santé de Montréal, du conseil d’arrondissement de Villeray/St-Michel/Parc-Extension [1] ou des citoyens opposants sont les véritables responsables de ce fiasco interculturel ? Une réflexion s’impose pour comprendre le sens de cette lutte citoyenne difficile, aux multiples enjeux.
Danger imminent
Au début de mai 2010, un entrefilet de journal nous informe que l’ancien hôpital chinois du 7500 St-Denis sera bientôt occupé, qu’un projet serait en cours. Plusieurs expriment une première réaction positive : enfin, cet hôpital vide depuis dix ans va servir à quelque chose d’utile et le bâtiment va être rénové ! Mais le ton change quand on reçoit un petit feuillet rouge anonyme : « Un projet de l’agence menace de diminuer radicalement la qualité de vie de notre quartier, met sérieusement en péril notre sécurité ainsi que la sécurité de nos enfants et peut vous coûter des milliers de dollars au niveau de la revente de vos propriété. » Le texte réfère au site Internet « Dangerimminent.com » et à une entrevue de la mairesse Anie Samson qui déclare le 10 mai : « Quand t’amènes 125 personnes qui sont dépaysées, c’est le nouveau, c’est la grande ville, c’est le party. C’est sûr qu’il va y avoir des choses qui vont se passer. Me dire qu’il n’y aura aucune incivilité, c’est nous mentir. Je peux vous dire qu’on en a déjà plein les mains avec différents problèmes sociaux [2]. » Cette déclaration insultante, irréfléchie et irresponsable d’Anie Samson va blesser profondément la communauté inuit et propulser des ondes d’hostilité durables dans toutes les communautés du Grand nord canadien. À la suite de ces deux événements, les Inuit font l’objet d’un profilage racial dans l’imaginaire du quartier et deviennent associés à l’itinérance, l’alcoolisme et la criminalité. Le syndrome « pas dans ma cour » est lancé à la fois par le bas et par le haut.
Mobilisation citoyenne
Au conseil d’arrondissement du 3 juin, la salle est remplie de monde : la campagne de peur et de désinformation a bien fonctionné ! Heureusement, la mairesse a décrété qu’ « exceptionnellement elle prendra six questions au lieu de trois sur le même sujet », une règle qui accorde la même importance à un problème de chats abandonnés qui miaulent trop fort qu’au « problème » de l’hôpital chinois. Quelques citoyens de l’association locale de Québec solidaire, qui ont fait une simple demande d’information auprès de l’Agence de la santé de Montréal, dénoncent avec force les faussetés qui circulent dans le quartier. Il ne s’agit pas d’un projet de refuge pour alcooliques ou toxicomanes, mais d’un centre d’hébergement pour 150 malades et accompagnateurs inuit qui viennent recevoir des soins spécialisés dans les hôpitaux de Montréal, et la majorité sont des enfants et des personnes âgées. Plusieurs citoyens commencent à réaliser la manipulation dont ils ont fait l’objet. Quelques média sont présents, de même que des « observateurs » des communautés autochtones. Entretemps, une citoyenne de Villeray a lancé un site Facebook intitulé Contre le racisme. Pour un hôpital inuit dans Villeray. Le site servira de plateforme de discussion et de principal lieu de diffusion des informations, et recrutera plus de 700 « amis ». La mobilisation citoyenne est lancée.
Le 16 juin, les Agences de Montréal et du Nunavik convoquent les citoyens à une séance d’information et d’échange sur le projet. Certains maintiennent un discours alarmiste et raciste, mais de nouveaux opposants, dont plusieurs membres connus de l’association locale du Parti québécois, ont raffiné leur discours et exigent de nombreuses études d’impact, lesquelles seront endossées ultérieurement par l’arrondissement. Cette soirée-là, plusieurs résidants de Villeray avaient honte de leur quartier.
La première assemblée du Comité citoyen a lieu samedi le 3 juillet en pleine canicule. Nous discutons du moratoire imposé par l’arrondissement sur le projet, une mesure exceptionnelle jamais utilisée pour stopper le développement d’un centre d’hébergement. Le 6 juillet, une quinzaine de personnes se présentent au conseil pour appuyer la levée du moratoire. La mairesse Samson n’a qu’une seule réponse : on attend les études d’impact de l’Agence, demandez-leur ce qu’ils font. Le comité essaie de contacter l’Agence, mais celle-ci avance à pas de tortue et la communication est anémique.
Villeray pour tous !
Une pétition en ligne est lancée : « Villeray pour tous ! », clame un signataire. Richard Bergeron de Projet Montréal donne son appui ainsi que Justin Trudeau, député fédéral local, mais ni l’un ni l’autre ne sont vraiment liés au projet politiquement. Quant au jeune député provincial libéral local Gerry Sklavounos, qui est pourtant l’adjoint parlementaire du ministre de la Santé, il ne prendra jamais position en faveur du projet. Il répondra avoir « été à l’écoute des citoyens, fait plusieurs téléphones et assisté à plusieurs réunions ».
Début septembre, l’Agence de Montréal déclare publiquement ne pas être responsable du projet. Lors du conseil du 7 septembre, le comité dépose la pétition de 654 noms et demande encore la levée du moratoire, appuyé cette fois par le Conseil communautaire Solidarités Villeray. Après avoir fait les salutations traditionnelles autochtones, un étudiant universitaire inuit originaire de Kuujjuak remercie les citoyens de Villeray qui ont travaillé à aider ses concitoyens, demande la levée du moratoire et de réelles excuses de la part de la mairesse.
Le 9 septembre, la Régie de la santé du Nunavik , silencieuse depuis le 16 juin, se retire du projet par voie de communiqué, car « la blessure infligée est trop vive pour poursuivre le projet de relocalisation dans l’ancien Hôpital Chinois. » Le comité citoyen est consterné et pendant quelques jours, 200 Villeraymiut se sentent tristes et abandonnés car ce projet, en cours de route, est aussi devenu le leur.
Post mortem interculturel
« Au nord, tout est politique ! » nous dira un professionnel de la santé qui travaille au Nunavik depuis plusieurs années. Serait-ce l’héritage indirect de 250 ans de pratiques abusives d’assimilation, de tutelle et de malhonnêteté envers les Premières nations ? D’autres trouvent que les Nunavimmiut ont abandonné la lutte bien trop vite ! Serait-ce à cause de la « culture non confrontationnelle » de ce peuple qui lutte pour sa survie dans un climat nordique depuis 4 000 ans ? D’autres trouvent que les propos désobligeants de la mairesse au mois de mai ont pris beaucoup de place dans la position officielle du Nunavik. Elle s’est excusée, mal, mais quand même, d’autres communautés ne s’en seraient-elles pas satisfaites ?
Insensibilité, ignorance, incompétence, mauvaise volonté, et au cœur de tout ça, un énorme problème de communication. N’étions-nous pas un peu naïfs de croire qu’un petit comité de citoyens pourrait ébranler un conseil d’arrondissement centré sur lui-même, deux administrations de santé séparées par 2 000 km et 4 000 ans d’histoire, un député à la langue de bois, et gagner contre un ennemi aussi insaisissable que le racisme traditionnel blanc envers les autochtones, surtout lorsqu’il est entouré d’un mur opaque de luttes administratives locales ?
Enfin, l’action du comité citoyen aura quand même permis de faire entendre publiquement une autre voix dans le quartier, celle de la tolérance et d’un intérêt amical sincère envers les Inuit, « membres ancestraux de la famille québécoise », de qui nous aurions aimé nous rapprocher. « Ce sera pour la prochaine fois ! » comme a déjà dit René Lévesque. À nous d’y voir lors des prochaines élections municipales et provinciales.
[1] Formé d’Anie Samson, Elsie Lefebvre, Mary Deros, Frantz Benjamin et Frank Venneri.
[2] http://www.radio-canada.ca/regions/montreal/2010/05 /10/008-centre-inuits-villeray.shtml.