Dossier : au travail ! Organisation du travail et assujetissement
Diversité et croissance des modèles atypiques d’organisation du travail
Depuis la révolution industrielle jusque dans les années 1970, le modèle prédominant d’organisation du travail a gravité autour de ce qu’il est convenu d’appeler l’emploi traditionnel ou classique, c’est-à-dire celui qui est caractérisé par une relation de travail binaire, à temps complet, pour un seul employeur, pour une durée indéterminée, s’étendant parfois sur toute la vie et s’exerçant sur les lieux de travail de l’employeur. Puis, se sont développées et multipliées diverses formes d’emploi s’écartant de ce modèle fondé sur l’unicité d’employeur et de lieu et sur la continuité dans le temps.
De phénomène marginal auquel on ne prêtait guère attention, l’emploi dit atypique, qu’il s’agisse de travail à temps partiel, occasionnel, temporaire, à domicile, sur appel ou encore comme salarié d’agences de location de personnel, est devenu le fait d’environ le tiers de la population active. Considéré autrefois comme une situation transitoire ou temporaire, il est devenu pour plusieurs une façon de vivre sa vie de travail. Et comme un seul emploi de ce type ne suffit souvent pas à se procurer un revenu décent, le cumul d’emplois constitue la solution recherchée par un certain nombre avec tout ce que cela entraîne de difficultés pour la conciliation travail famille et aussi de conflits d’horaires, notamment en matière d’heures supplémentaires à effectuer, le cas échéant, chez l’un et l’autre employeurs.
Cette croissance de l’emploi atypique s’explique par divers facteurs, au premier chef desquels apparaissent la recherche d’une flexibilité accrue et une réduction des coûts de main-d’œuvre par les employeurs. Les nouveaux modes d’organisation du travail de même que le développement des technologies de communication constituent autant de facteurs facilitants. Du côté des travailleurs, l’emploi atypique répond parfois aux attentes de certains qui, pour diverses raisons, ne souhaitent pas occuper un emploi permanent à temps complet. Il constitue également la principale voie d’accès au marché du travail pour de nombreux jeunes travailleurs.
Agences de location de personnel
À l’intérieur de l’atypisme, il y a une catégorie particulière d’emplois qui se distingue des autres et qui a connu un accroissement important ces dernières années : ce sont les emplois qui s’inscrivent dans le cadre d’une relation triangulaire, c’est-à-dire les emplois obtenus par l’intermédiaire des agences de location de personnel, qu’on désigne aussi sous les vocables d’agences de travail temporaire ou, de façon plus ambiguë, d’agences de placement. On parle ici de relation triangulaire en ce sens que, contrairement à la relation classique binaire selon laquelle un ou une salariée travaille pour un employeur dans une relation de travail subordonnée, il n’y a pas deux agents, l’employeur et le salarié, mais bien trois. En effet, dans la relation tripartite, il y a une agence qui retient les services d’un salarié qu’elle loue, moyennant rétribution, à une entreprise cliente, qu’on appelle aussi entreprise utilisatrice. La fonction patronale se trouve partagée entre deux entités distinctes : l’agence qui rémunère le salarié et le client qui dirige et supervise son travail. Notons au passage que, contrairement à d’autres provinces ou pays, cette activité de location de personnel en tant que telle n’est nullement réglementée au Québec et qu’il n’y est pas interdit de recourir à des salariés d’agences pour pourvoir des postes permanents, ce qui ouvre la possibilité de faire exécuter, sur une base régulière, des travaux dangereux ou particulièrement pénibles par de tels salariés. Selon une étude de l’Institut de recherche Robert Sauvé en santé et sécurité du travail (IRSST), les agences constituent le secteur d’activité, pour la catégorie des travaux manuels, qui a la plus haute prévalence en ETC (équivalents temps complet) des lésions indemnisées [1].
Cette industrie des services de l’emploi a connu une importante progression ces dernières années. En effet, selon Statistique Canada [2], entre 2001 et 2007, le nombre de ces services au Québec est passé de 959 à 1 137 et leur chiffre d’affaires de 801 M$ à 1 217,3 M$ au cours de la même période.
Conséquences de la précarisation
Cette diversification et cette croissance de l’emploi atypique ne vont pas sans conséquences entraînant une précarisation de plus en plus grande de l’emploi, laquelle se manifeste notamment par une disparité de traitement en fonction du statut d’emploi, d’une part, et par un accès plus difficile, voire parfois impossible, à la détermination collective des conditions de travail, d’autre part. En principe, les salariés occupant des emplois atypiques ont les mêmes droits que tous les autres travailleurs, aussi bien les salariés œuvrant dans des entreprises syndiquées ou non syndiquées que ceux qui exercent par l’intermédiaire d’agences de location de personnel. Néanmoins, hormis l’exception prévue à l’article 4.1 de la Loi sur les normes du travail (Lnt) et touchant le salaire de certains salariés à temps partiel, rien dans le droit québécois du travail n’oblige les employeurs, ni les parties aux conventions collectives, de consentir aux salariés occupant des emplois atypiques des conditions de travail aussi favorables que celles qu’ils accordent aux salariés permanents à temps complet. Rien non plus n’interdit aux employeurs de pourvoir des postes permanents par des salariés d’agences, voire de pratiquer la sous-traitance de main-d’œuvre, c’est-à-dire d’opérer uniquement avec des employés d’agences sans avoir aucun salarié à leur emploi.
Il en résulte donc des écarts de traitement importants entre les salariés dits atypiques et leurs camarades qui exercent des fonctions similaires dans la même entreprise, qu’elle soit syndiquée ou non. C’est ainsi que, selon une étude de Statistique Canada, en matière salariale « les employés […] qui ont eu recours à des agences touchaient […] 40 % de moins [3]. » D’autres études ont permis de constater également des écarts entre salariés couverts par une même convention collective, non seulement en terme salarial, mais également en bien d’autres matières. C’est ainsi qu’il arrive que des salariés occasionnels ou étudiants n’acquièrent aucun droit d’ancienneté, que des salariés à temps partiel doivent exercer leurs droits d’ancienneté entre eux, ce qui les prive du droit de se prévaloir de leur ancienneté pour postuler des postes permanents ou pour le choix de leur période de vacances ou pour l’exercice de tout autre droit relié à l’ancienneté. Il arrive également que la convention collective prévoit que les salariés atypiques bénéficieront des seuls huit jours fériés et payés prévus à la Lnt alors que, selon la même convention, les autres salariés se verront accorder 12 ou 14 jours fériés. La plupart du temps, ces salariés n’ont pas accès aux divers régimes d’avantages sociaux (régimes de retraite, assurances collectives) existant dans l’entreprise. Ils auront droit au taux majoré pour les heures supplémentaires sur une base hebdomadaire seulement, par exemple après quarante heures de travail, alors que leurs camarades à temps complet y ont droit sur une base quotidienne également, par exemple, après huit heures. Là où des dispositions existent en la matière, les salariés atypiques n’auront pas droit à la compensation prévue pour l’achat d’équipements individuels de sécurité, par exemple, des chaussures. Certaines conventions collectives vont jusqu’à soustraire les salariés atypiques du droit à toute libération ou tout congé syndical, rémunéré ou non, ce qui a pour effet de les exclure, à toutes fins utiles, des forums syndicaux où ils pourraient faire état des préoccupations qui leur sont propres.
Accès à la syndicalisation
Pour ce qui est de l’accès à la syndicalisation, il est, en pratique, inexistant pour les salariés d’agences, les entreprises clientes disposant du libre choix des agences avec lesquelles elles désirent faire affaire. Une consultation de la banque de données des conventions collectives du ministère du Travail permet de constater qu’aucune convention collective conclue par une agence et un syndicat regroupant ses salariés n’y figure. Par ailleurs, la question s’est posée de savoir si le ou la salariée d’agence qui est affectée dans une entreprise syndiquée doit être considérée comme faisant partie de l’unité d’accréditation, pouvant ainsi bénéficier des avantages de la convention collective. À cet égard, la Cour suprême du Canada, dans une affaire concernant la Ville de Pointe-Claire, a dégagé les principes applicables en pareille circonstance et statué que, pour en décider, il faut avoir une approche globale, prenant en compte un ensemble de facteurs tels que le processus de sélection, l’embauche, la formation, la discipline, l’évaluation, la supervision, l’assignation des tâches, la rémunération et l’intégration dans l’entreprise. On serait donc porté à croire que l’ensemble, ou à tout le moins, la plupart des salariés d’agences bénéficient des conditions de travail définies par voie de convention collective dans des entreprises syndiquées. En pratique toutefois, il n’en va pas si facilement puisque, en l’absence de dispositions législatives claires, l’approche dite globale définie par la Cour suprême nécessite une analyse détaillée de chaque situation et fait de chaque cas un cas d’espèce, d’où la nécessité pour les organisations syndicales de multiplier les recours, ce qui demeure coûteux et incertain quant aux résultats.
Aussi, à défaut d’une intervention législative appropriée aussi bien en matière d’égalité de traitement que d’agences de travail temporaire, tous les facteurs caractéristiques de la précarisation de l’emploi ne pourront que se perpétuer et définir les balises du marché pour les jeunes accédant au marché du travail, soit la dispersion, l’instabilité, la discontinuité du lien d’emploi, le cumul et les conflits qui en résultent, les mauvaises conditions de travail et les disparités de traitement.
[2] Bulletin de service, Services d’emploi 2007,
no 63-252-X, 15 juin 2009.
[3] L’emploi et le revenu en perspective, vol. 6, n° 1, n° 75-001-XIF, janvier 2005.