Flexibilisation de la main-d’oeuvre en santé
Le cas des entreprises privées de placement en soins (EPPS)
À la faveur de la réingénierie de la santé commencée en 2003, la philosophie de gestion et les pratiques des employeurs du réseau de la santé ont emprunté la voie du néolibéralisme. Ce choix n’est pas sans effet sur la gestion des ressources humaines, gestion qui s’inscrit de plus en plus dans des modes de gestion flexibles, sur le modèle du privé. Souvent au détriment de la logique professionnelle et en l’absence d’une vision globale, les ressources humaines sont soumises aux aléas d’une gestion à courte vue afin de répondre aux besoins du moment.
Croissance des EPPS et flexibilisation de la main-d’œuvre
En moins d’une dizaine d’années, un sous-secteur industriel a vu le jour, grassement subventionné à même les budgets des établissements publics. À ce jour, plus de 400 entreprises sont dûment enregistrées à titre d’entreprises privées de placement en soins (EPPS). Pour l’année 2008-2009, les établissements publics ont dépensé 193 millions de dollars pour l’achat d’heures de main-d’œuvre indépendante (MOI), ce qui représente plus de 3,6 millions d’heures travaillées. Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a d’ailleurs admis que l’entretien de cette industrie parasite du réseau public lui coûtait au moins 18 à 20 % de plus en dépenses, soit environ 35 millions de dollars par année.
Cette flexibilisation de la main-d’œuvre (flexibilité salariale, numérique et fonctionnelle) a d’importantes conséquences sur l’organisation du travail dans les établissements publics. Entre autres, la stabilité des équipes de base, déjà difficile, devient presque impossible. Par exemple, au CSSS de Saint-Léonard et Saint-Michel, pour l’année 2008-2009, 34 % des heures travaillées à la Direction des services aux personnes en perte d’autonomie sont le fait de la MOI. Une telle instabilité compromet la capacité des équipes « permanentes » de se doter d’un fonctionnement optimal, particulièrement en raison du taux de roulement élevé de celles qui viennent ponctuellement s’y greffer. De plus, le sentiment d’appartenance est durement touché.
L’aménagement du temps de travail est également grandement affecté. En effet, au statut d’emploi de temps complet et de temps partiel, s’ajoute la liste de disponibilité. Or, la gestion de cette liste est de plus en plus confiée en sous-traitance aux EPPS. Ces dernières comblent des affectations, généralement des quarts de travail, selon les besoins du moment. Comme les EPPS attirent du personnel qu’elles recrutent dans les établissements publics, elles cherchent à leur offrir des horaires favorables, laissant les horaires défavorables au personnel fidèle au réseau public.
Les conditions de travail offertes par les EPPS viennent concurrencer celles négociées dans les conventions collectives. Ainsi, dans son appel d’offres lancé en août 2009, le CSSS du Cœur-de-l’Île s’engage à payer au personnel des EPPS les 13 congés fériés conventionnés, à taux et demi. La plupart des EPPS facturent à taux double pour 8 à 16 congés fériés.
Inutile de dire que les contrats signés avec les EPPS mettent en péril la gestion participative (participation du syndicat et des comités paritaires). Le personnel des EPPS n’a aucun mot à dire dans l’établissement. Il n’est là que de passage la plupart du temps et, malheureusement, il semble qu’il ne se sente que peu interpellé par les enjeux d’organisation du travail propres à l’établissement et au milieu de soins.
Effets pervers du recours aux EPPS
En regard du contenu du travail, signalons quelques éléments significatifs. Les modes d’organisation des soins qui misent sur le suivi systématique des clientèles s’avèrent difficiles à appliquer. En effet, le personnel des EPPS est si mobile qu’il est difficile, voire impossible, de lui confier des responsabilités à moyen et long termes. Cette situation fait en sorte que le personnel régulier des établissements assume des responsabilités beaucoup plus lourdes que le personnel des EPPS.
L’utilisation de la MOI sert aussi à cacher la dure réalité du réseau public et à montrer une fausse performance statistique des établissements. En effet, étant donné le rythme de travail considérablement accru depuis l’introduction du virage ambulatoire des années 1990, l’utilisation de la MOI permet d’afficher des statistiques faussement améliorées des établissements en matière de retraits préventifs, d’accidents du travail et d’assurance salaire, en diminuant les taux d’absence pour maladie des employées soumises à des exigences accrues par rapport à la lourdeur des clientèles et à la quantité d’heures supplémentaires, obligatoires ou non. Signalons au passage que les professionnelles en soins ont effectué près de 4,7 millions d’heures supplémentaires en 2008-2009.
Par ailleurs, le développement des ressources humaines s’avère plutôt faible. En effet, quel intérêt peut avoir un employeur d’investir dans la formation d’un personnel aussi mobile ? Les EPPS n’ont pas plus intérêt à investir dans la formation puisque celle-ci vient gruger leur marge de profit ; la formation est généralement limitée au strict minimum avec les conséquences qui s’ensuivent sur la qualité, la continuité et la sécurité des soins aux patients, de même que sur la façon dont sont partagés les rôles, tâches, fonctions et responsabilités.
La qualité des soins est aussi compromise en raison de l’absence de surveillance par l’établissement des actes posés par le personnel des EPPS. En effet, les établissements refusent de superviser la qualité des soins du personnel des EPPS, prétextant qu’il ne s’agit pas de leurs employées.
Bref, les nouveaux modes de gestion flexible de la main-d’œuvre remettent en question tout le rapport salarial de travail. Outre les EPPS, plus de 200 travailleuses autonomes avaient des contrats individuels de travail avec les établissements publics de santé au printemps 2010.
Cette flexibilisation de la main-d’œuvre du réseau public de santé s’avère nuisible tant pour la qualité, la sécurité et la continuité des soins aux patients que pour le personnel. Plutôt que de miser sur des leviers qui existent déjà, comme par exemple l’exercice de planification de la main-d’œuvre et de développement des ressources humaines que doivent réaliser les établissements, lequel est d’ailleurs enchâssé dans la LSSS depuis 2005, nos décideurs préfèrent utiliser des mesures à la pièce, sans vision globale, intégrée et durable. Il ne s’agit pas là d’une gestion efficace des ressources financières et humaines, préoccupation pourtant essentielle dans la conjoncture actuelle. Il ne s’agit pas non plus de garantir à la population les soins de qualité qu’elle est en droit de recevoir.