Échapper au piège du net gratuit

No 037 - déc. 2010 / jan. 2011

Débat politique

Échapper au piège du net gratuit

Philippe de Grosbois

Dans la mesure où Internet est un médium facilement appropriable par la population en général, et par les mouvements sociaux en particulier, la question du financement des initiatives web qui nous semblent subversives et pertinentes devrait être centrale. C’est loin d’être le cas. C’est tellement simple quand c’est gratuit ! Et pourtant...

La gratuité n’existe pas

On pourrait paraphraser le principe écologiste selon lequel «  Il n’y a pas de repas gratuit  » en disant qu’il n’y a pas de site web gratuit. Si gérer un site web est souvent peu coûteux, développer des infrastructures plus substantielles peut être exigeant en temps et en argent. La question peut donc sembler banale pour des sites légers, mais l’est beaucoup moins dans le cas de sites d’envergure qui profitent aux militants, mais sur lesquels ils ont bien peu de contrôle, comme Facebook par exemple. Il ne s’agit donc pas de savoir si nous voulons des sites gratuits ou pas, mais comment assurer le financement des sites que nous avons à cœur ? Plusieurs sources de financement sont possibles.

Les sirènes de la publicité

Il s’agit du modèle le plus courant, du moins en ce qui concerne les sites web majeurs tels Google et Facebook. C’est aussi le modèle le plus pernicieux puisqu’il apparaît, en surface, «  gratuit  ». Or, si le site est gratuit, c’est parce que ce ne sont pas les usageres qui sont clientes, mais les annonceurs. Dans ce modèle d’affaires, à l’instar de la plupart des journaux et stations télévisées [1], les usageres sont donc les produits que le site web offre à des annonceurs. Dans le cas de Facebook, les conséquences sont déterminantes, non seulement parce qu’on y assiste à un renouvellement majeur des pratiques de marketing [2], mais aussi parce que le contrôle de la vie privée est une bataille jamais achevée, puisque les données des individus sont une source potentielle de revenus pour l’entreprise.

Dans cette perspective, des questions fondamentales devraient nous interpeller, en tant que militants : quels seront les impacts éventuels de l’organisation de coalitions, manifestations, d’actions de désobéissance civile, sur un site sur lequel notre vie privée peut être vendue au plus offrant ? Dans le cadre du 40e anniversaire des événements d’octobre 1970, Nathalie Collard, de La Presse, se demandait  : « Quelle tournure prendrait la couverture médiatique de la crise d’Octobre aujourd’hui ? [Les Felquistes] auraient-ils une page Facebook sur laquelle ils diffuseraient leurs communiqués ?  » La chroniqueuse s’est contentée de s’interroger sur le potentiel de conscientisation et de mobilisation des réseaux sociaux virtuels ; pour ma part, c’est La loi des mesures de guerre à l’heure de Facebook qui m’inquiète. Les membres du groupe Facebook «  FLQ  » auraient été diablement faciles à cueillir par les forces policières...

Comment faire contribuer les individus ?

Bref, si on me permet l’oxymoron, la gratuité a un prix. Les conséquences sont tout aussi importantes en ce qui concerne les médias alternatifs. Michael Albert, de Zmagazine et Znet, le répète depuis de nombreuses années : «  Pour être franc, je trouve plutôt triste que des gens de gauche pensent agir admirablement en utilisant de l’information de sources diverses mais sans contribuer monétairement au développement de ces sources, que des gens de gauche préfèrent être passivement vendus aux annonceurs que de participer activement à la construction de médias alternatifs [3].  »

Plus récemment, Serge Halimi, rédacteur en chef du Monde diplomatique, dans un Appel aux lecteurs intitulé «  L’information gratuite n’existe pas  », soutenait une position semblable  : « Qu’on le comprenne, la gratuité de la distribution de l’information coïncide avec (et contredit) le caractère payant de toutes les étapes de sa collecte. Chaque article du Monde diplomatique correspond en effet à un engagement financier réglé par le mensuel (...). Dans le cas d’un texte consulté en ligne, la suppression des frais d’impression et de diffusion ne réduit pas d’un centime les autres dépenses. Si émettre une opinion plus ou moins informée est assurément bon marché, la fonder sur une enquête ou sur une connaissance requiert du travail et de la peine [4]. »

Cela dit, il ne s’agit pas ici de soutenir l’imposition d’un tarif à l’ensemble des utilisateurs. Les «  tickets modérateurs  » sont tout aussi détestables en communications qu’en santé ! Il existe plusieurs alternatives qui assurent l’indépendance des sites web non commerciaux. En ce qui concerne À Babord !, les revenus assurés par la vente des revues en format papier (les abonnements en particulier... à bon entendeur, salut !) suffisent à ouvrir le site web à l’ensemble de la communauté. De nombreux médias alternatifs et organismes indépendants s’appuient sur les dons pour survivre, ce qui ne limite pas l’accès aux individus qui sont dans l’impossibilité de faire de telles contributions financières. D’autres peuvent même compter sur des subventions syndicales ou même gouvernementales, dans la mesure où cela n’entrave pas leur indépendance.

Par ailleurs, de tels modes de financement s’avèrent parfois insuffisants, notamment dans le cas de projets exclusivement développés sur Internet, et dont l’envergure demande l’assurance d’une certaine stabilité financière. Pour ces sites, un certain nombre de critères progressistes pourraient être considérés : s’agit-il d’un projet indépendant, à la fois des milieux d’affaires et des gouvernements ? Le projet est-il axé sur la libre diffusion et reproduction (puisque le partage est partie intégrante de ce qui rend Internet intéressant...) ? Le site demeure-t-il accessible aux individus qui n’ont pas les moyens d’y contribuer financièrement ? L’argent avancé revient-il directement à celles et ceux qui le méritent ? Une réponse positive à ces questions me semble indiquer qu’il s’agit d’un projet qui doit être soutenu, particulièrement s’il n’a pas d’équivalent papier, ou à tout le moins «  physique  », auquel on peut contribuer.

Dans ce contexte, il m’apparaît urgent de soutenir les initiatives menant à une alternative à Facebook, par exemple. Car ces initiatives existent et pourraient connaître des développements très intéressants. Mais comment parvenir à la construction d’une telle alternative sans être financé par une corporation ou un investisseur en capital de risque ?

Kickstarter et Diaspora  : deux exemples intéressants

C’est ici que le crowdfunding, ou la production collective, entre en scène. Le principal site web offrant cette possibilité, en ce moment, est Kickstarter. Le concept est plutôt simple : des individus ou des groupes présentent leurs idées (leur «  plan d’affaires  », en quelque sorte) sur le site, souvent à l’aide d’un court vidéo. Ils lancent une campagne, avec une date limite : d’ici trois mois, par exemple, nous devons avoir amassé 25 000 $ pour aller de l’avant. Les visiteurs emballés par le projet peuvent s’engager à financer l’initiative, par le biais de leur carte de crédit. À la date limite fixée, si l’objectif est atteint, les montants sont débités des cartes. Autrement, le financement est annulé. Fait important à mentionner, les créateurs du projet demeurent entièrement propriétaires de celui-ci : Kickstarter conserve 5 % du montant amassé mais ne s’immisce aucunement dans les projets.

Aussi, les «  producteurs  » peuvent recevoir un ou plusieurs cadeaux des concepteurs, en proportion du montant de leur contribution. Dans le cas d’un album de musique, par exemple, il peut s’agir du cd, d’un chandail, d’un billet de spectacle ou de remerciements personnalisés dans le livret de l’album. Petite parenthèse : ne serait-il pas merveilleux d’avoir un équivalent militant de Kickstarter au Québec, et d’ainsi autofinancer nos idées lumineuses ?

Mais revenons à l’alternative à Facebook. Le projet ayant reçu le plus grand financement sur Kickstarter, jusqu’à maintenant, se nomme Diaspora. Qu’est-ce que Diaspora ? Il s’agit d’un réseau social en construction, similaire à Facebook, à quelques différences (majeures) près : les membres du réseau disposent de leur page à leur guise. Le partage de vidéos et de photos, par exemple, peut se faire vers les membres désirés seulement, et de manière encryptée. La page Diaspora d’un individu peut être hébergée sur le serveur de son choix, ce qui fournit des garanties supplémentaires en matière de protection de la vie privée. Le projet est «  open-source », ce qui rend le code accessible à tous ceux et celles qui veulent le perfectionner. Enfin, Diaspora sera interopérable, ce qui signifie que les membres de Diaspora pourront communiquer avec des individus d’autres plateformes, ce qui n’est pas le cas de Facebook  : si vous n’êtes pas sur Facebook, vous êtes out !

La campagne de financement de Diaspora sur Kickstarter s’est déroulée dans la première moitié de 2010. Plus de 6 000 personnes y ont contribué, permettant à l’équipe d’informaticiens de compter sur un budget de 200 000 $, soit plusieurs fois le montant déterminé au départ. On peut suivre les développements de Diaspora sur http://www.
joindiaspora.com. Ici encore, la production collective est garante de l’indépendance du projet.

Bref, si les mouvements de gauche espèrent profiter d’Internet pour se donner leurs propres moyens de communication et raffermir leurs liens, on ne peut faire l’économie d’une sérieuse réflexion sur le financement de ces initiatives. Autrement, on se replie par défaut sur des alternatives capitalistes, ce qui a inévitablement des conséquences. Si nous sommes prêts à soutenir des organisations telles qu’Amnistie interna­tionale ou des journaux indépendants, pourquoi ne ferions-nous pas de même avec des sites web, afin qu’ils puissent compter sur du personnel rémunéré, sur des locaux et sur de réelles opportunités de développement et d’expansion ?



[1Voir Mark Achbar et Peter Wintonick, Manufacturing Consent - Noam Chomsky and the media, Montréal, ONF, 1992.

[2Voir «  Facebook, un ami qui vous veut du bien  », À babord !, no. 25, été 2008.

[3Michael Albert, «  Upgrade Q & A  », 21 décembre 2007 (traduction libre) http://www.zcommunications.org /upgrade-q-and-a-by-michael-albert.

[4Serge Halimi, « L’information gratuite n’existe pas », 13 octobbre 2010. http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010-10-07-information

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