L’essence cachée du capitalisme avancé
Le Réseau Liberté-Québec
Le 23 octobre dernier, plus de 450 personnes se réclamant de la « droite citoyenne » se sont réunies à Québec (encore une fois…) pour créer un mouvement de masse en faveur d’une réforme en profondeur du modèle québécois. Cette réforme reposerait sur les valeurs de liberté de choix et de responsabilité individuelle. Alors que les journalistes experts en politique-spectacle se demandent si ce mouvement réussira à ressusciter l’ADQ ou s’il mènera à la création d’un nouveau parti de droite, il convient de se pencher sur la nature profonde du discours idéologique tenu par le Réseau Liberté-Québec, afin de comprendre sa prégnance dans l’espace public depuis plus d’une trentaine d’années.
Les conférences présentées lors de la rencontre du Réseau Liberté-Québec avaient la prétention de diffuser « un discours rarement véhiculé par les médias traditionnels ». Selon les organisateurs, « la sacralisation du modèle québécois social-démocrate et la polarisation du débat sur l’axe fédéraliste-souverainiste ont privé jusqu’ici les Québécois de débats ayant cours dans la majorité des sociétés occidentales et essentiels au redressement du Québec. » Même si l’on peut douter que Pierre Karl Péladeau et Paul Desmarais soient des compagnons de lutte de Fidel Castro, passons outre ces théories conspirationnistes qui dénoncent « le biais gauchiste des médias » (sic) pour interroger les fondements sociohistoriques du « mal » qui nous accablerait : l’État socialiste qui brimerait notre liberté individuelle.
Retournons brièvement au début du XXe siècle pour comprendre la mutation profonde du capitalisme lors de l’avènement de la corporation. La reconnaissance du statut juridique de « personne morale » à la corporation a non seulement remplacé la figure bourgeoise du capitaliste, mais a également transformé la nature même du système. Dans le capitalisme avancé, la médiation des rapports sociaux via le marché est remplacée par la planification des corporations. Le contrôle organisationnel est alors devenu la forme prédominante de pouvoir social et économique, au détriment de celle du capitaliste bourgeois (l’entrepreneur). Dans ce contexte, les industriels ont retenu la leçon de John Maynard Keynes selon laquelle il était dans leur intérêt que l’État intervienne dans la stimulation de la demande effective, afin qu’ils puissent planifier « rationnellement » l’écoulement des produits qui ne trouveraient pas « naturellement » de preneurs dans le marché.
La scission constitutive de la modernité entre l’État et la société civile s’est donc graduellement estompée au profit d’une logique organisationnelle partagée tant par les entreprises privées que par les institutions publiques. Comme le soulignait l’économiste John Kenneth Galbraith dans Le nouvel État industriel, la programmation de la consommation appuyée par l’État joue un rôle essentiel au maintien de la croissance économique : « En réalité, le système industriel est inextricablement lié à l’État. Il n’échappe à personne que la grande entreprise moderne est un bras de l’État ; et celui-ci dans des circonstances importantes, est lui-même un instrument du système industriel [1]. »
C’est en gardant en tête cette mutation de la propriété capitaliste qu’on peut comprendre l’appel à la liberté du Réseau Liberté-Québec. Contrairement à la croyance répandue, le néolibéralisme ne consiste pas en un retrait de l’État face au marché qui induirait une nouvelle forme de capitalisme désorganisé. L’entreprise privée, bien qu’elle se fasse le porte-parole d’une déréglementation qui favoriserait la compétition, honnit cette même compétition. Ainsi, à Gérard Deltell – qui clamait « [qu’] il faut avoir plus de riches. C’est un tabou, ça, au Québec. Il faut être fier d’avoir des gens qui ont réussi en affaires. Il faut être fier d’avoir des millionnaires. Il faut voir ces champions comme des sources d’inspiration et pas comme des suspects [2] » –, on pourrait lui opposer les propos d’un certain Pierre Karl Péladeau. L’hériter de Québécor, qui a construit son empire grâce à l’argent public provenant de la Caisse de dépôt, tenait il n’y a pas si longtemps des propos fortement anticoncurrentiels devant le CRTC : « Et c’est pour ça que je dis, d’une certaine façon, que la concentration est souhaitable dans la mesure où elle permet de maintenir cette exception culturelle qui existe parce qu’il s’agit ici d’un groupe qui a les capacités financières d’investir en production locale [3]. » Le néolibéralisme se caractérise donc par le passage d’une régulation des monopoles favorable à l’intérêt (plus ou moins) général (le fordisme-keynésianisme) à une régulation des monopoles favorable aux intérêts privés. La distinction entre la période fordiste-keynésienne et la période néolibérale réside dans deux manières différentes d’organiser l’anti-marché (les monopoles).
La spécificité du néolibéralisme
Cela nous amène à chercher la spécificité du néolibéralisme ailleurs que dans le marché. Comme le souligne Frederic Jameson : « le marché en tant que concept a rarement quelque chose à faire avec le choix ou la liberté, qui sont déterminés à l’avance pour nous, qu’il s’agisse de nouveaux modèles de voitures, de jouets ou de programmes de télévision : assurément nous faisons un choix parmi ces éléments, mais il est difficile d’affirmer que nous avons eu notre mot à dire en faisant un choix véritable. Donc l’homologie avec la liberté est au mieux une homologie avec la démocratie parlementaire de type représentatif qui est la nôtre [4] . » En effet, le néolibéralisme consiste plutôt en une nouvelle rationalité, non pas économique mais politique en ce qu’elle vise à produire, au moyen de l’intervention de l’État, un rapport au monde particulier chez les individus. Dans ce monde totalement administré, apparaît une nouvelle conception de l’individu, celle de l’individu-entrepreneurial, qui vient dissoudre la tension entre le consommateur et le citoyen constitutive de la démocratie libérale.
Derrière le discours de la liberté de choix tenu par les chantres du néolibéralisme se dessine une forme insidieuse de domination, celle de la nécessité de s’adapter à la dynamique d’autovalorisation illimitée du capital. Dans ce contexte capitaliste où prime un modèle de développement aveugle et hors du contrôle humain, la seule liberté qui demeure serait donc celle d’une réponse adaptative (de type pavlovien) aux stimuli provenant du système des prix. Ces « signaux du marché » exigent la transformation du sujet en entrepreneur de lui-même gérant son « capital humain ». C’est donc à cette forme de violence ultra-objective du régime darwinien que tente de répondre la violence ultra-subjective des populismes fondamentalistes qui surgissent irrémédiablement à la suite des crises économiques.
Défi pour la gauche dans le contexte de la crise
Si le propre d’un discours idéologique est d’être empreint de contradictions, sa force réside cependant dans sa capacité à incorporer un ensemble d’éléments dans lesquels les individus dominés se reconnaissent. De fait, le sentiment d’aliénation des citoyens face à la lourdeur bureaucratique des services publics sur lequel se fonde le discours néolibéral est bel et bien réel. Par contre, ce qui n’est pas admis, c’est que cette bureaucratisation provient de la nécessité pour l’État de se soumettre aux dictats de la rationalité économique pour maintenir la croissance. Le discours néolibéral a donc le beau rôle : il peut se fonder sur une abstraction, celui d’un marché « pur », qui est fondamentalement incompatible avec la dynamique d’accumulation réelle du capital.
Ainsi, au keynésianisme providentialiste de l’après-guerre a succédé un néo-keynésianisme militarisé – l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan –, puis un néo-keynésianisme financier – la prolifération du crédit rendue possible par le maintien de bas taux d’intérêts – qui nous a conduits au plus récent crash financier. Le régime suivant risque d’être une forme de « de prisons. Selon le ministre conservateur Jean-Pierre Blackburn : « Il ne faut pas oublier que la construction d’une prison fédérale aurait des répercussions économiques d’importance pour la région [5]. » De fait, bureaucratie et liberté sont paradoxalement compatibles dans le régime néolibéral puisqu’il s’agit de « forcer » les individus à faire des choix en programmant leurs intérêts, qui doivent être compatibles avec le régime d’accumulation capitaliste. Selon cette logique, les « inadaptés », ceux qui sont incapables de faire des choix « responsables », seront jetés en prison et pourront ainsi contribuer à créer des emplois en région pour le mieux-être de la croissance économique.
À ceux qui, à gauche, voyaient poindre dans la crise économique de 2008 l’écroulement total du système capitaliste, il faudrait rappeler une leçon de l’histoire. En l’absence d’alternatives concrètes, le fascisme rampant risque de refaire surface. En ce sens, la plus récente crise économique a révélé une crise plus profonde, celle de l’anticapitalisme, qui se manifeste par une incapacité à imaginer des institutions nouvelles. La gauche aurait intérêt à prendre exemple, sur certains points, sur la droite radicale du Réseau Liberté-Québec. En période de crise, il est parfois nécessaire de tenir un discours de confrontation. Alors que la droite radicale propose un discours politique qui vise une rupture avec l’ordre établi, la gauche se contente d’un discours moraliste qui n’est pas en mesure de s’attaquer aux racines du problème : « La richesse existe ! Prenons-la où elle est ! » Oui, mais de quel type de richesse s’agit-il ? S’il est noble et utile de dénoncer la distribution inégale de la richesse au sein des sociétés capitalistes, la substance de celle-ci doit être questionnée. Tant et aussi longtemps que la société dépendra de la croissance illimitée pour répondre à ses besoins, elle restera soumise à la domination de l’économie. Une perspective anticapitaliste devrait être en mesure de questionner l’existence de la forme prédominante de richesse dans nos sociétés, une richesse abstraite qui est représentée par l’argent, tout comme il est essentiel de questionner la nécessité de maintenir le travail salarié qui en constitue la substance.
En ce sens, il s’avère primordial de transcender la fausse dichotomie qui oppose le marché à l’État, sans quoi nous répéterons constamment la même histoire : « La première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce », disait Marx. Si nous ne sortons pas du consensus d’extrême-centre dans lequel nous sommes englués, nous serons obligés d’accepter que pour pallier les imperfections du marché et assurer le maintien du capitalisme, il est nécessaire de recourir à l’intervention de l’État, et ce, sans égard au contenu et à la finalité de cette régulation. Slavoj Zizek résume admirablement l’impasse idéologique dans laquelle nous nous trouvons : « Donc le plan de sauvetage est-il réellement une mesure “socialiste”, l’aube du socialisme d’État aux États-Unis ? Si tel est le cas, c’est en un sens bien singulier : une mesure “socialiste” dont le but premier n’est pas de venir en aide aux pauvres, mais aux riches, non pas à ceux qui empruntent, mais à ceux qui prêtent. L’ironie suprême réside ainsi dans le fait que la “socialisation” du système bancaire est acceptable lorsqu’elle sert à sauver le capitalisme : le socialisme est néfaste - sauf lorsqu’il permet de stabiliser le capitalisme. [6]
»
[1] John K. Galbraith, The New Industrial State, Boston, Houghton Mifflin, 1967, p. 314.
[2] Jean-Marc Salvet, « Entrevue avec Gérard Deltell. Pour en finir avec la péréquation », Le Soleil, 23 octobre 2010, p. 7.
[3] Pierre Karl Péladeau, audiences du CRTC, février 2003.
[4] Frederic Jameson, « Postmodernisme et marché », Multitude Web, 1992.
[5] Hugo de Grandpré, « Ottawa pourrait construire des prisons », La Presse, 26 octobre 2010.
[6] Slavoj Zizek, « Lutte des classes à Wall Street », Le Monde, 9 octobre 2008.