La guérilla cybernétique

No 037 - déc. 2010 / jan. 2011

WikiLeaks : le soulèvement des hackers

La guérilla cybernétique

Anne Goldenberg

WikiLeaks est un site Internet ouvert et anonyme, dont la mission est de donner une tribune aux victimes « des régimes d’oppression », mais aussi aux témoins de comportements suspects des gouvernements et des grandes entreprises de ce monde. Sous le slogan « We open governments », le site recueille principalement des textes d’analyse sociale et politique ainsi que des documents officiels, des rapports secrets, des bases de données et des faits bruts. Avec un tel mandat, la protection des sources est évidemment le premier des soucis. C’est en cela que le projet est soutenu avec ferveur par une commu­nauté de cryptologues et de hackers, mais aussi de journalistes et de militants, afin d’offrir une protection maximale aux contributeurs de WikiLeaks.

Le site se présente d’abord comme un wiki, un espace où tout le monde peut publier ou éditer des informations, sans avoir besoin de fortes connaissances technologiques. Les participants peuvent publiquement discuter des documents, analyser leur crédibilité et collaborer à l’écriture d’articles d’analyses se basant sur le matériel colligé et le contexte sociopolitique. Enfin, WikiLeaks s’est doté d’une politique éditoriale selon laquelle ne sont acceptés que les documents qui sont d’intérêt politique, diplomatique, historique et éthique.

Afin que les utilisateurs ne puissent pas être retracés, le système utilise plusieurs types d’outils dont Freenet (pour le stockage distribué et anonyme des données) et Tor (pour l’anonymisation de l’origine des données). Il arrive ainsi fréquemment que les informations proposées à WikiLeaks ne soient pas immédiatement publiés, à des fins de protection des utilisateurs, mais aussi de vérification de l’authenticité des documents.

La grande fuite et sa délation

Le site a été lancé en janvier 2007. Durant sa première année d’existence, WikiLeaks a rassemblé près de 1,2 million de documents et n’a depuis cessé de provoquer des controverses industrielles et politiques. Parmi les fuites notables, notons celle des procédures en usage à la baie de Guantánamo, un rapport sur des déchets toxiques déversés en Afrique, la vidéo d’un massacre de civils en Irak ou encore la publication de 91 000 documents militaires américains sur la guerre en Afghanistan.

Nous nous concentrerons plus particulièrement ici sur ces deux dernières fuites qui ont profondément mis dans l’embarras l’armée américaine et assuré une notoriété mondiale à WikiLeaks. Ces deux fuites ont été suivies de l’arrestation controversée du soldat Bradley Manning, supposément divulgateur des documents et du vidéo, dénoncé par Adrian Lamo, un ancien « hacker » à qui le soldat se serait confié.

En avril 2010, WikiLeaks publie donc une vidéo, Collateral Murder, réalisée depuis une caméra embarquée sur un hélicoptère de l’armée américaine. Assez crue, la séquence rend compte des « meurtres collatéraux » de plusieurs civils et de deux journalistes de l’agence Reuters, sous les feux et rires des militaires. Les États-Unis avaient jusqu’ici nié leur implication dans cette attaque qui a eu lieu en juillet 2007 à Bagdad.

En juin 2010, on apprend par Wired que Manning est arrêté par les services de sécurité américains. Lamo aurait décidé de dénoncer Manning au FBI quand ce dernier lui aurait confié avoir fait parvenir à WikiLeaks 260 000 communications diplomatiques. Le soldat aurait également confié à Lamo être à l’origine de la fuite de la fameuse vidéo de la bavure américaine en Irak. Les responsables de WikiLeaks assurent pour leur part ne pas avoir reçu ces 260 000 documents classés et affirment ne pas être en mesure de confirmer si oui ou non Manning était à l’origine de la vidéo « puisqu’ils ne cherchent jamais à accéder aux informations personnelles de leurs sources » (Assange, 17 janvier 2010).

En Juillet 2010, le Guardian, le New York Times et Der Spiegel s’associent aux efforts de WikiLeaks pour rendre public l’Afghan War Diary, une compilation de 91 000 documents et communications des militaires américains en Afghanistan. Considérés par le gouvernement américain comme représentant une menace pour la sécurité des soldats en Afghanistan, ces documents seraient des preuves tangibles de crimes de guerre commis par les forces alliées, mais aussi de la dissimulation du nombre de victimes civiles et amies. WikiLeaks a également été la cible de critiques de la part d’ONG qui estiment que la publica­tion de ces documents met en danger des personnes ayant collaboré avec les forces d’occupation. Inconscience de WikiLeaks ou manipulation politique et médiatique, que comprendre de cette controverse ?

La menace WikiLeaks :entre polémique et politique

Comment saisir et définir le statut de WikiLeaks ? Avons-nous affaire à un espace journalistique légitime, à une révolte sociale organisée ou simplement à une bande de pirates en quête d’émotions fortes ? Quelles sont les motivations qui ont amené Manning à avoir (supposément) communiqué ces informations et Lamo à l’avoir dénoncé ?

Il est clair que WikiLeaks dérange. Déjà en 2008, alors que WikiLeaks avait publié des documents portant sur une affaire de blanchiment d’argent impliquant la banque suisse Julius Bär, celle-ci avait intenté une action en justice contre le site, ce qui mena à la fermeture du nom de domaine wikileaks.org. Pendant que le site n’était plus accessible, les techniciens ont rapidement constitué plusieurs miroirs du site sur d’autres adresses. En mars 2008, le juge est revenu sur sa décision et a autorisé non seulement le domaine à revenir en ligne, mais aussi WikiLeaks à maintenir disponibles les documents publiés.

Un peu plus tard durant la même année, WikiLeaks dévoilait un rapport confidentiel de l’agence de contre-espionnage de l’armée américaine documentant le fonctionnement du controver­sé site et les meilleurs moyens de le désa­morcer. Le rapport supposait notamment que « l’identification, le renvoi et même la condamnation des personnes responsables des fuites pourraient [...] détruire [la réputation de WikiLeaks] et décourager d’autres personnes à prendre des actions similaires. »

Le traitement du cas Manning

Bradley Manning, 22 ans, est un agent de renseignement recruté par l’armée américaine en octobre 2007. Il a été rétrogradé à un grade inférieur, officiellement pour s’être disputé avec l’un de ses compagnons. Certains journaux le présentent comme un « homosexuel frustré », perdu et isolé qui n’avait plus rien à perdre et se serait vengé de l’armée. Ces journaux ne cessent de faire mention de sa santé mentale, de ses histoires de cœur, de son histoire familiale difficile et des tensions qu’il a vécues dans son engagement dans l’armée américaine, où l’homosexualité n’est toujours pas véritablement tolérée (don’t ask, don’t tell). Il faut bien trouver une raison à un tel acte « insensé » et l’échec personnel se vend mieux qu’une analyse rationnelle. Si Manning est bien à l’origine de la fuite de ces documents, est-ce par dépit et faiblesse personnelle ou par intégrité et courage politique ?

On sait [Kevin Poulsen et Kim Zetter, 10 juin 2010] que Manning avait tendance à vouloir enquêter sur les injustices et les affaires qui lui semblaient louches. Il aurait ainsi écrit dans ses conversations divulguées par Lamo  : « Partout où il y a une présence [américaine], il y a un scandale diplomatique à révéler. » Selon le Washington Post, il aurait confié que les documents secrets « dévoilaient comment l’Occident exploite le tiers-monde, et ce, en détail et depuis l’intérieur. »

WikiLeaks, figure médiatique majeure sur l’échiquier politique ?

Le « petit groupe de hackers et de journalistes » commence donc à faire de sérieuses vagues : le fondateur est pratiquement interdit d’entrée aux États-Unis et les fuites sont discutées jusque dans les plus hautes sphères du gouvernement américain. L’arrestation de Manning constitue un bon moyen de faire peur aux contributeurs de WikiLeaks et d’attaquer ses fondations. Finale­ment, tout cela est exactement conforme au plan de l’armée américaine : démontrer que les sources ne sont pas vraiment protégées par WikiLeaks et qu’elles risquent gros à vouloir collaborer à cet effort de dénonciation.

Quand aux motivations de Lamo, elles restent floues : patriotisme aveugle ? Manipulation gouvernementale ? Le principal intéressé peine à s’expliquer lui-même, et son intervention à la conférence HOPE (Hackers On Planet Earth) a suscité beaucoup de débats au sein de la communauté hacker.

Que WikiLeaks publie ces informations confidentielles est loin d’être anodin : c’est une attaque frontale à la tendance lourde des gouvernements et médias occidentaux à manipuler l’information au profit des corporations et des agendas militaristes.

Plus largement, il semblerait que l’Internet et certaines personnes derrière les rouages de nos dépendances électroniques sont en mesure de changer radicalement nos vies, nos sociétés et nos gouvernements. Cette poussée d’ouverture et de transparence est une menace pour la hiérarchie séculaire défendue par la bourgeoisie capitaliste moderne. Des attaques envers WikiLeaks à la censure de Wikipédia dans certain pays, en passant par la montée du créationnisme, ce sont les fondements de la science et de la liberté de la presse qui sont remis en question. Une bibliothèque à venir serait-elle interdite ?

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