Projet de loi 33 sur les soins de santé
La maladie du profit
par Lucie Mercier
Après avoir été débouté à plusieurs reprises, Jacques Chaoulli, un médecin insatisfait de la structure du système public de santé du Québec, a finalement eu gain de cause en Cour suprême. La Cour a rendu une décision très divisée (4 juges contre 3) le 9 juin 2005. Le gouvernement libéral du Québec propose, via le projet de loi 33, trois moyens pour remédier aux listes d’attente : un mécanisme central de gestion de l’accès, la création de cliniques médicales spécialisées (CMS) et l’autorisation limitée de l’assurance privée duplicative, c’est-à-dire une assurance qui se superpose à l’assurance maladie publique. Or, le mécanisme central de gestion de l’accès suffirait, puisque la Cour a basé sa décision sur l’existence de délais d’attente déraisonnables. Les deux autres moyens, les CMS et l’assurance privée duplicative, apparaissent donc comme des décisions de nature purement politique.
Des cliniques cotées en bourse
Le ministre dit vouloir dissiper le « flou juridique » entourant les cliniques médicales. En conséquence, le projet de loi 33 crée deux sortes de CMS : celles avec médecins non participants qui factureraient les patients, lesquels pourraient se faire rembourser par leur assurance privée, s’ils s’en procurent une dans les limites autorisées par le projet de loi. Une deuxième sorte de CMS avec médecins participants (payés par la RAMQ) pourraient être rentabilisées grâce aux contrats publics qu’elles signeraient avec les agences régionales et les établissements publics, ce qui en ferait des cliniques médicales associées (CMA). Ces cliniques sont en réalité des hôpitaux privés avec permis d’hospitalisation. Elles pourraient être cotées en bourse comme le sont déjà nombre d’entre elles, qu’on pense aux multinationales Générale de Santé en France, CAPIO en Suède ou Zimmer aux États-Unis et en Ontario.
Des cliniques PPP
Si le projet de loi 33 était adopté tel quel, les cliniques médicales spécialisées pourraient exercer un rôle très large : potentiellement, toute la chirurgie élective (non urgente) pourrait y être réalisée et pas seulement les hanches, genoux et cataractes. Si les hôpitaux publics présentent des coûts unitaires supérieurs à ceux d’éventuels partenaires privés, certains types de chirurgie y seraient déplacés par des contrats commerciaux quinquennaux à la manière de l’Alberta : « compétition publique-privée », telle est la dénomination du ministre. Le choix des interventions dans chaque région serait fait par l’agence régionale, la table des chefs de département de médecine spécialisée – sorte de comité de l’agence – et le ministre, sans que les établissements publics et les élus qui les gèrent n’aient leur mot à dire. Les cliniques pourraient être construites en partenariat public-privé (PPP) ; les budgets des établissements publics de santé seraient transférés en sous-traitance à l’entreprise privée. Il ne s’agit pas de faire des traitements supplémentaires ou excédentaires, mais plutôt de déplacer certains traitements à l’extérieur des hôpitaux.
Division chez les médecins québécois
Lors de la consultation restreinte, les médecins ont vivement et unanimement critiqué le projet de loi 33. Toutefois, leurs motifs les ont fait apparaître profondément divisés au sujet des CMS. Le Collège des médecins – l’ordre professionnel – approuve la création des CMS, mais il ne veut pas jouer un rôle de régulateur. Il veut que le gouvernement aille encore plus loin en ne réservant pas aux seuls médecins la propriété des cliniques, afin que la médecine québécoise puisse entrer réellement dans l’ère de la compétition et de la mondialisation comme l’y autorise désormais le Code des professions. En effet, à la faveur de la réforme débutée en 2000, le Code permet dorénavant aux professionnels d’exercer au sein de compagnies privées constituées au Québec, au Canada ou à l’étranger. De son côté, la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) – un syndicat professionnel – voudrait plutôt réserver aux seuls médecins la propriété des nouvelles cliniques médicales. Elle souhaite un financement global plutôt que le paiement de coûts unitaires. Les orthopédistes – membres de la FMSQ – veulent opérer à l’hôpital et non en clinique, leur chirurgie étant trop lourde. Finalement, la Fédération des médecins omnipraticiens (FMOQ) – autre syndicat professionnel – refuse toute législation à propos des cliniques, ne voulant pas risquer de se voir imposer l’équivalent pour les groupes de médecine familiale (GMF) ou les cliniques-réseaux, pendants des cliniques pour les omnipraticiens. Quant à l’Association des médecins ophtalmologistes du Québec (AMOQ) et à l’Association des conseils des médecins, dentistes et pharmaciens du Québec (ACMDP), elles se rallient à l’idée de ne pas limiter la propriété des CMS aux seuls médecins.
Un jalon de la réforme de santé
Le ministre Couillard considère ce projet de loi comme un jalon majeur de la réforme du système de santé débutée en 2003. Même s’il n’a eu que peu d’appuis en commission parlementaire, il affirme que son gouvernement est « déterminé à aller de l’avant ».
Le gouvernement du Québec utilise la décision de la Cour suprême pour atteindre deux objectifs politiques complémentaires sans lien avec les listes d’attente : introduire les modalités d’un système privé parallèle (assurance duplicative et CMS de médecins non participants) et introduire la prestation privée de services par les moyens de la contractualisation et des PPP, tel que recommandé par les rapports Clair et Arpin. Le gouvernement a le devoir de protéger le système public de santé, pas celui d’en faire un secteur marchand. Il n’a jamais sollicité, ni reçu, un tel mandat électoral ! Vivement que le gouvernement complète le virage ambulatoire resté inachevé faute de moyens financiers et mette sur pied des cliniques ambulatoires publiques tel que promis il y a près d’une décennie.
La transcription des débats à la Commission des affaires sociales