La grève à la SAQ
Partis sur une baloune
par Jean-Marc Piotte
Le 19 novembre 2004, le Syndicat des employées de magasins et de bureaux de la Société des alcools du Québec (SEMB/SAQ) déclenche une grève générale illimitée qui durera beaucoup plus longtemps que ne l’avaient prévu les dirigeantes du syndicat, ceux de la SAQ et les citoyennes du Québec. Comment en est-on arrivé là ?
Les nouveaux dirigeants de la SAQ (le gouvernement Charest remplace Pierre Parent par Raymond Boucher comme président du conseil d’administration de la SAQ et Louis Roquet par Sylvain Toutant comme directeur général) arrivent dans une entreprise où les relations de travail sont envenimées : plus de 3 000 griefs sont en attente d’un règlement [1] Ils font face à un tout nouveau président du syndicat, Martin Charon, élu un an plus tôt. Les nouveaux patrons exigent la suppression d’un article de la convention collective qui permettait aux travailleurs à temps partiel, plus des deux tiers des employées de la SAQ, de cumuler des heures de travail dans les succursales d’une même division. Ils veulent que ces travailleurs soient rattachés à une seule succursale, ce qui, inéluctablement, réduirait les revenus de ces travailleurs précaires.
Le syndicat en grève fut, règle générale, fortement critiqué par les éditorialistes et les chroniqueurs. Mais ce sont deux économistes renommés, Pierre Fortin de l’UQÀM et Marc Van Aurendole de l’Université Laval, qui partent le bal dans un article publié à la mi-décembre dans La Presse et Le Devoir. Ces deux hommes de « science », pour qui le critère de jugement est le marché, affirment que les employées de la SAQ sont des privilégiées, si l’on compare leur rémunération à celle prévalant dans le secteur privé du commerce de détail. Ils déclarent aussi qu’un dollar de plus versé aux employées entraîne un dollar de moins en dividende pour l’État et un dollar de taxe en plus pour les Québécoises ou, encore, un prix plus élevé pour les produits mis en vente. Ces deux compères ignorent ainsi sciemment que le conflit ne portait pas sur des questions de salaire, mais bel et bien sur les horaires de travail et que sa résolution n’avait pas de conséquences pécuniaires pour l’employeur.
Le jour même où cet article est publié dans La Presse, André Pratte, qui ne se prononce et ne se prononcera jamais sur les enjeux du conflit, justifie moralement le franchissement des lignes de piquetage de la quarantaine de succursales maintenues ouvertes par les cadres : en tant que « propriétaire » de la SAQ et en tant que consommateur, aucun Québécois ne doit se sentir coupable de franchir les portes des succursales au nez des grévistes. Remarquons que la même logique justifierait qu’un actionnaire et consommateur de Wal-Mart franchisse les lignes de piquetage d’un éventuel syndicat en grève. Pour Pratte, le citoyen ne doit pas se préoccuper des conditions de travail de ceux qui œuvrent dans les secteurs public, parapublic et péripublic. Pratte réduit ainsi le citoyen à l’état de contribuable et de consommateur. Alain Dubuc et Claude Piché, ces deux intellectuels organiques de la famille Desmarais, vont renchérir sur les propos de l’éditorialiste en chef.
À la mi-janvier, le fonds de grève du syndicat étant complètement épuisé, le SEMB se tourne vers la CSN qu’il avait quittée, à deux occasions, pour des questions de gros sous. Le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP/FTQ), qui représente déjà les employées d’entrepôt de la SAQ, voyant le SEMB lui filer entre les doigts, crie au scandale et accuse les dirigeants du syndicat et de la CSN d’être antidémocrates, faisant ainsi fi du minimum de solidarité syndicale que requiert un syndicat en conflit.
Le 8 février, l’assemblée générale du syndicat entérine les résultats de la négociation qui n’accordent pas aux employés temporaires la protection de la dernière convention collective, sans autoriser les dirigeants de la SAQ à attacher ces employés à une seule succursale.
Le gouvernement Charest qui, comme tout gouvernement, a toujours le dernier mot dans ce type de conflit, n’est pas intervenu pour abréger cette interminable grève. Il voulait ainsi montrer aux syndicats du secteur public, qui entraient dans une période de négociation, de quel bois il se chauffait.
Une analyse détaillée : « La grève de la SAQ et son traitement médiatique »
[1] Les technocrates, comme Sylvain Toutant, déménagent facilement du secteur privé au secteur public et vice-versa. Mais ils doivent habituellement entretenir une allégeance envers le parti au pouvoir, pour des raisons qui n’ont évidemment rien à voir avec l’efficacité économique. Heureusement que depuis la Révolution tranquille, les emplois des sous-ministres, des fonctionnaires et des employées des sociétés d’État, dont ceux de la SAQ, ne dépendent plus des victoires électorales. Les dirigeantes des sociétés d’État ne devraient-ils pas, eux aussi, être libérés du patronage ?