Les fonds syndicaux :
Éthiques et créateurs d’emplois ?
par Raymond Favreau
À gauche, on a tendance à appuyer les initiatives des centrales syndicales. À juste titre car elles sont des composantes essentielles des forces vives du Québec. Qu’on pense à la création du Mouvement socialiste en 1977 par Marcel Pépin et autres syndicalistes, aux démarches de Michel Chartrand pour améliorer la sécurité sur les chantiers et, plus récemment, à l’appui de la FTQ et de la CSN en faveur de la défense de l’Association québécoise de lutte à la pollution atmosphérique, cible d’une poursuite abusive (SLAPP).
Mais la mise sur pied par la FTQ en 1983 d’une société de capital à risque, le Fonds de solidarité, suivie en 1996 de celle de la CSN, le Fondaction, n’avait pas fait unanimité dans les milieux progressistes. Jean-Marc Piotte et Louis Gill, entre autres, avaient dénoncé ce projet. D’un syndicalisme de combat, on passait au partenariat avec le monde des affaires. Les spectaculaires scandales financiers et le krach boursier qui se produiraient au début des années 2000 ne pouvaient pas encore servir d’avertissement. Mais au niveau des principes, on pouvait se demander pourquoi nos centrales syndicales voulaient diriger les modestes épargnes des travailleurs vers un mode d’accumulation du capital qui, dans les années 1920 et 1930, avait contribué à la crise mondiale. À l’époque de la création du Fonds de solidarité, Louis Laberge invoque comme justificatif les modèle suédois de fonds syndicaux et la crise économique qui sévissait, arguant que pour protéger les emplois dans les PME, il fallait leur fournir du financement. L’autre motif avancé était le besoin des travailleurs de se constituer des fonds de retraite (REÉR), ce que le Fonds de solidarité faciliterait.
La mission déclarée du Fonds de solidarité est de contribuer à créer et à préserver des emplois au Québec en investissant dans les PME. Un autre objectif est de fournir à ses actionnaires un rendement équitable. Il en est de même pour le Fondaction, mais ce dernier ajoute l’objectif de soutien au développement durable. [1]
Les deux fonds affirment faire un audit social des entreprises avant d’y effectuer un placement. À noter qu’aucun n’exige que les employées de l’entreprise « partenaire » ne soient syndiquées. Une déviation importante de leur mission principale est qu’ils investissent entre 30 % et 40 % de leurs actifs à l’extérieur du Québec, ce qui n’a évidemment pas pour effet de créer des emplois ici, mais qu’ils disent nécessaire pour satisfaire l’impératif de rentabilité. Et, sauf pour le critère de développement durable de la CSN, ces deux fonds ne prétendent pas être des fonds éthiques [2], n’excluant pas les placements directs ou indirects dans les secteurs minier, bancaire ou des armements et du tabac.
Pour ce qui est de la création et du maintien des emplois au Québec, nous ne trouvons pas de chiffres avancés par la CSN. Par contre en 2003, Louis Fournier écrivait que le Fonds de solidarité avait contribué à sauvegarder, maintenir et créer près de 100 000 emplois [3]. Seule une étude poussée pourrait valider cette estimation. Par exemple, est-ce que chacune des PME en laquelle le Fonds a investi existe encore ? Ont-elles toutes maintenu le nombre de leurs effectifs ou ont-elles fait les coupures exigées par le marché boursier depuis la montée de la pensée unique ? Quel a été le résultat des fusions et acquisitions financées par ce Fonds sur le nombre d’employées ? [4] Est-ce que ce chiffre de 100 000 est le total des employées actuels des entreprises en lesquelles le Fonds a des intérêts ? Enfin, question découlant du conflit d’intérêt inhérent à un fonds de placement syndical, est-ce que le Fonds de solidarité se comporte comme les autres fonds de placement (fonds mutuels) et fonds de pension, en faisant pression sur la direction des entreprises pour maximiser le rendement et la valeur des actions – même au prix de réductions d’emplois ? [5]
Revenons sur l’autre motif évoqué par les dirigeantes de ces centrales syndicales pour justifier leur fonds de capital à risque, c’est-à-dire le besoin des salariées de se constituer un REÉR comportant les meilleurs avantages fiscaux possible afin de se préparer une retraite confortable. Outre le fait qu’un REÉR est un abri fiscal, qui en tant que tel contrevient au principe de justice fiscale [6], notons que pour la majorité des salariées les REÉR ne sont pas vraiment avantageux. La personne qui gagne 30 000$ par année n’a pas intérêt à souscrire à un REÉR, vu la perte du supplément de revenu garanti à mesure qu’elle retire des fonds de son REÉR (devenu un FERR, une fois à la retraite) [7].
Et qu’en est-il du rendement équitable que le Fonds de solidarité veut fournir à ses actionnaires ? Comme pour l’ensemble des fonds de placement, les deux fonds syndicaux ont été durement frappés par le krach de l’été 2000, alors qu’environ 40 % de la valeur boursière disparaissait. Petit à petit, ces deux fonds s’en remettent : le rendement moyen du FDS est remonté à 5 % et celui du Fondaction à 1,2 %. Mais comme pour la plupart des gens dont le revenu de retraite dépendait des aléas de la Bourse, le mal était fait. Plusieurs retraitées ont été obligés de revenir sur le marché du travail.
Et d’autres « corrections » du marché boursier risquent d’autant plus de se reproduire qu’un facteur de grande instabilité règne maintenant sur les places financières. Les fonds institutionnels, de pension et les mutual funds ont commencé à placer de plus en plus de capital dans les fonds spéculatifs à risque – les hedge funds. En mai 2006, on estimait que plus de 1 000 milliards de dollars US sont gérés par ces fonds à risque [8], peu ou pas réglementés, dont environ 10 % disparaissent chaque année [9], et dont les manipulations des marchés ont contribué cette année à la flambée du prix du pétrole. Même le président du Fonds monétaire international se dit préoccupé par l’absence de contrôle étatique des hedge funds. Il est fort probable qu’une partie des 30 % à 40 % des actifs joués à la Bourse par nos fonds syndicaux se retrouvent dans des fonds spéculatifs, qui sont truffés de produits dérivés, autres machins financiers complexes et imprévisibles.
Le Fondaction verse une contribution à une entreprise du nom de Unisféra pour l’achat de crédits d’émission de gaz à effet de serre dans des pays du tiers-monde. Or il est notoire que ces permis de polluer sont transigés via des produits financiers dérivés [10] .
Convenons que les gestionnaires des fonds syndicaux font un bilan social préalable aux placements. Mais en l’absence de critères précis et vraiment en rupture avec le néolibéralisme, celui du « développement durable » n’a pas empêché le Fondaction de faire un placement écologiquement douteux dans Unisféra. Les relevés des entreprises financées par les deux fonds indiquent un nombre important d’entreprises de la science de la vie, peu enclines à respecter le principe de précaution et trop pressées de vouloir breveter des plantes ou des animaux génétiquement modifiés. En 2003, le Fonds de la FTQ a participé avec la Banque royale et des entreprises américaine et britannique dans le fonds Milestone Medica, de ce secteur des sciences de la vie.
La conclusion de Corinne Gendron sur les fonds syndicaux en 2002 [11], selon laquelle les limitations et les conflits d’intérêt que suscitent ces fonds devraient donner lieu à réflexion, est toujours pertinente. Il est difficile de concilier l’impératif de rentabilité d’une part et la solidarité ouvrière d’autre part. J’estime qu’un éventuel retour du syndicalisme de combat, nécessaire pour contrer le capitalisme ultralibéral, impliquerait une remise en question du partenariat avec le monde des affaires et de la Bourse, en lequel la FTQ et la CSN se sont embourbées au fil de l’exploitation de leurs sociétés de capital à risque.
[1] Un oxymoron d’après les tenants de la décroissance, car il s’agit toujours de croissance que la planète ne peut soutenir indéfiniment.
[2] La plupart des fonds de placement se réclamant du statut de fonds éthiques ne le sont pas vraiment, investissant dans des actions des banques et dans d’autres fonds de placements qui n’appliquent aucun critère social ou environnemental. Voir à ce sujet Jim Stanford, Paper Boom, CCPA et James Lorimer and Co. Ltd, Toronto, 1999, p. 340-353.
[3] « Le Fonds de solidarité a 20 ans : Une révolution syndicale qui était nécessaire », Le Devoir, 23 juin 2003.
[4] Le résultat habituel est la compression des effectifs, tel que rapporté régulièrement dans les pages des affaires des médias.
[5] Au sujet de ce comportement des gestionnaires des fonds de pension, voir William D. Crist et Jean-Christophe Le Duigou, Les fonds de pension, Édition Grasset & Fasquelle, Paris, 2002, p. 35.
[6] Voir Raymond Favreau, « Mais où donc est passé la recette fiscale ? », in Collectif d’auteurs d’ATTAC-QUÉBEC, Où va notre argent ? Une fiscalité pour les riches, Écosociété, Montréal, 2006, p. 69.
[7] REÉR = Régime enregistré d’épargne retraite ; FERR = Fonds enregistré de revenu de retraite. Voir Richard Shillington, Backgrounder, Institut C.D. Howe, avril 2003.
[8] Le New York Times, 4 juin 2006.
[9] Quelques exemples de fonds à risque dont les actifs ont été détournés frauduleusement : Bayou Group (450 millions $US) ; Portus (800 millions $C) ; Zenith ; Norbourg (130 millions $C) ; Philadelphia Alternative Management Co. (175 millions $C) ; Refco Inc. (1,9 milliard $US).
[10] De façon très générale, Yves Jégourel définit le produit financier dérivé comme suit : « un contrat financier négociable portant droit sur un autre actif », Les produits financiers dérivés, Paris, La Découverte, 2005, p. 7.
[11] « Les syndicats investisseurs », Le Monde diplomatique, avril 2002.