Livrée au commerce
La littérature à la dérive
par Claude Vaillancourt
Pour exister et se distinguer, la littérature a des exigences qui semblent de moins en moins compatibles avec la logique marchande et son effet de contamination. Il est difficile de croire qu’une œuvre puisse désormais se faire apprécier par ses seules qualités littéraires, qu’elle parvienne à s’imposer, comme disait Balzac dans le Père Goriot, par « l’éclat du génie » qui entre dans la masse d’hommes « comme un boulet de canon ». Aujourd’hui, le milieu du livre n’aurait certes plus la persévérance et la patience pour laisser à des œuvres comme celles d’Alain Robbe-Grillet et de Marguerite Duras dans les années soixante le temps de mûrir et de vivre en librairies, afin qu’elles puissent obtenir un succès à long terme et une reconnaissance bien méritée. Pas plus que ne seraient peut-être remarquées de nos jours les œuvres belles, audacieuses et exigeantes de Réjean Ducharme, Anne Hébert, Hubert Aquin.
On préfère maintenant remplacer le mot « littérature » par « livre », terme générique beaucoup plus large, portant à confusion, et qui permet d’inclure le livre dans le vaste domaine des « produits et services », tels que définis par les accords commerciaux internationaux. La littérature devient ainsi une pure marchandise, soumise à la loi du profit. Une part importante d’éditeurs s’intègre à de grands consortiums capitalistes, à ces oligopoles omnipotents qui peuvent s’occuper par exemple d’activités aussi contradictoires et inconciliables que la vente d’armes et l’édition, comme le groupe Lagardère en France. Les livres sont de plus en plus distribués dans des chaînes de librairies qui éliminent la concurrence et imposent une sélection d’abord et avant tout rentable, dans une logique d’expansion qui ne semble plus avoir de fin. En novembre dernier, des éditeurs, auteurs et libraires indépendants ont lancé un cri d’alarme à la ministre de la culture Line Beauchamp devant les dangers de cette trop grande concentration.
Dans ce tourbillon, l’écrivain n’occupe forcément plus une place de choix. Autrefois au centre de l’activité littéraire, monopolisant l’attention d’un public prêt à s’interroger sur des notions parfois complexes, il est désormais soumis à des enjeux qui le dépassent, cherche à prendre sa place dans un système qui n’a plus vraiment le temps ou l’envie de l’entendre.
L’offre des livres dépasse largement ce que le lecteur peut consommer. Selon les règles élémentaires de l’économie, les écrivains en surnombre se font une concurrence qui dépasse tout ce qu’on a connu dans le domaine. Tout commence par les manuscrits, présentés en si grand nombre aux éditeurs que ceux-ci ont rarement le temps, les moyens ou la volonté de dénicher les œuvres marquantes, beaucoup plus difficiles à repérer parmi tant d’autres ouvrages valables et bien fabriqués. Lorsqu’il est édité, le manuscrit devenu livre doit trouver une place parmi ses semblables. Au Québec uniquement, on publie plusieurs milliers de livres par année et on en importe beaucoup plus. Le livre doit se faire voir en librairie, il doit séduire des journalistes débordés, assaillis par les nouveautés. Ces journalistes cherchent à s’imposer auprès de médias avides de plaire, accordant bien peu de place à un sujet aussi complexe et méditatif que la littérature. Si elle a lieu, l’apparition médiatique, forcément brève, disparaît aussitôt, dans la folle circulation des informations. Et pour éviter tout risque de déplaire ou de forcer les auditeurs à réfléchir, on choisit tout simplement d’éliminer les émissions littéraires à la radio ou à la télévision.
Le parcours d’un livre jusqu’à son lecteur est désormais un chemin rempli d’obstacles, de surprises et d’imprévus, plutôt qu’une retrouvaille attendue, résultant de subtiles affinités. Devant le problème du tri auquel se trouvent confrontés les lecteurs, devant cette difficulté plus grande de faire des choix justifiés, il semblerait que nous nous sommes retrouvés avec un système de sélection très particulier qui détermine la destinée des livres. Ce système prend pour modèle le néolibéralisme qui régit tant d’aspects de nos vies et auquel il s’intègre naturellement. Le libéralisme économique, on le sait, privilégie outrageusement une minorité d’individus fortunés, alors que la majorité doit se dépatouiller dans une pauvreté croissante.
La commercialisation grandissante du monde du livre fait que de rares auteurs bénéficient d’une extraordinaire visibilité et vendent leurs livres en énorme quantité, tandis que la majorité voit leurs ouvrages tomber dans l’indifférence généralisée, puis retirés rapidement des rayons des librairies. D’ailleurs les chiffres le disent clairement : il est beaucoup plus rentable de vendre 100 000 exemplaires d’un même livre qu’écouler la même quantité d’ouvrages variés – question d’entreposage, de distribution, d’impression.
Dans son autobiographie, Le monde d’hier, Stefan Zweig nous parle du plaisir qu’il a éprouvé dans sa jeunesse à découvrir des auteurs nouveaux, pas toujours connus, dont il savait reconnaître les qualités littéraires. Nombre d’écrivains nous ont fait part, ainsi que Zweig, de découvertes semblables qui ont guidé leur itinéraire de créateur. Il semble de plus en plus difficile de se lancer dans de pareilles explorations alors que le parcours des lecteurs est balisé par d’importantes campagnes publicitaires, par des coups de cœur préfabriqués, par des blitz médiatiques auxquels il est difficile d’échapper. Combien de romans médiocres avons-nous lus non pas parce qu’ils semblaient attirants, mais parce qu’on créait habilement le besoin de les lire —ne serait-ce que pour mieux les dénigrer ! Pendant ce temps, combien de livres qui auraient plu davantage ont-ils été négligés ? Combien ont à peine accès aux étagères de nombreuses succursales des grandes chaînes de librairies ?
La destinée d’un livre est d’abord déterminée par l’éditeur qui le lance. Si l’auteur a beaucoup de chance, son livre sera choisi par un important éditeur qui mettra en branle sa machine de promotion pour faire connaître l’ouvrage. Il bénéficiera d’une véritable mise en marché, d’un service d’attachés de presse en contact avec les médias les plus influents, d’une publicité visible, d’apparitions significatives et stratégiques dans les journaux ou à la télévision. Même si le livre n’est pas à la hauteur des attentes, même si la réception critique est nettement négative, il écoulera malgré tout un tirage respectable qui ferait l’envie de certains auteurs très appréciés qui ont fait paraître leur livre chez de petits éditeurs. Les petites maisons quant à elles peinent à imposer des écrivains qui ne savent plus quoi faire pour attirer l’attention.
La survie du livre passe ensuite par l’intérêt des médias à son égard. Plus que vers le livre, on se tourne vers la personnalité de l’auteur. A-t-il vécu un drame qui le singularisera ? Sa vie sexuelle se démarque-t-elle ? Est-il un « personnage » ? On le sait, la consécration d’un livre se fait désormais à la télévision. Il faut alors déterminer si l’auteur est « télégénique ». Si on s’intéresse à son livre (ce qui est loin d’être gagné), on le soumet à des tests qui permettront de juger à quel point il passe bien à l’écran. On pourra ainsi éliminer les bègues, ceux qui hésitent trop, ceux dont le discours est trop emporté ou trop politique, ceux avec un physique ingrat. Pour s’assurer de ne pas commettre d’erreur, on invitera de préférence ceux que l’on connaît déjà, qui sont les plus familiers avec les exigences de la promotion. Devant cet intérêt si marqué pour la périphérie de l’œuvre, les qualités littéraires restent bien accessoires.
Le livre doit aussi s’assurer d’une bonne visibilité en librairie. Le nouveau marketing du livre rend les libraires compétents de moins en moins nécessaires : on les remplace par des commis mal formés et mal payés qui se retrouvent en librairie par les hasards de la distribution des emplois. La librairie traditionnelle plaçait les livres sur des étagères, ce qui les rendait tous relativement égaux. Le client pouvait parcourir ces étagères, butiner d’un livre à l’autre, lire les quatrièmes de couverture et partir avec le roman ou le recueil de poésie dont il ignorait l’existence mais qui lui est soudainement apparu comme incontournable. Dans la majorité des librairies modernes, les étagères sont cachées par des piles de livres qu’on accumule partout dans le magasin et sur lesquelles se buttent constamment les clients. Ces piles déterminent une hiérarchie entre les livres : plus elles sont imposantes et nombreuses, plus on se dit que le livre est important. On prend soin de disposer des piles d’un même livre à des endroits stratégiques dans la librairie.
L’effet est inévitable sur le client pressé, qui n’a pas eu le temps de lire les publications consacrées à la littérature et qui ne voit pas les autres ouvrages dissimulés derrière les best-sellers : il prend le livre et l’emporte, se disant qu’il ne peut se tromper quant à la qualité d’un ouvrage tellement vendu et forcément apprécié. Dans un effet de surenchère, ce livre se retrouve en tête de la liste des ouvrages les plus vendus, ce qui confirme son importance. Pendant ce temps, les autres livres dont les piles sont trop petites pour attirer l’attention sont rapidement retirés : inutile d’encombrer l’espace avec des livres qui ne se vendent pas.
Ce mode de sélection affecte même l’institution littéraire – les professeurs de littérature, les départements d’études littéraires, les magazines spécialisés – dont la tâche est pourtant d’évaluer un livre selon ses qualités intrinsèques. Dépassée elle aussi par le nombre élevé de publications, elle se rabat sur ce qu’elle fait le mieux : étudier et compulser les œuvres du passé. Lorsqu’elle décide de s’intéresser aux productions contemporaines, elle se trouve confrontée à un curieux dilemme. Certains spécialistes osent parfois aborder des auteurs peu connus ; mais bien souvent, l’œuvre retenue a eu si peu d’écho dans le milieu qu’on se demande si ce choix relève du hasard ou du copinage. D’autres se tournent vers l’œuvre connue, voire même commerciale. On se penchera alors sur le « phénomène », on s’intéressera aux facteurs sociologiques reliés à sa popularité plutôt qu’aux subtilités littéraires. Si bien que lorsque l’institution littéraire se penchera plus tard sur notre époque, elle risque de ne revenir que sur les œuvres qui ont déjà accaparé l’attention, sur lesquelles on a déjà produit un discours, c’est-à-dire celles propulsées par le système de promotion des entreprises du livre.
La littérature réussit aujourd’hui à exister essentiellement grâce à un système de subventions des auteurs et des éditeurs qui date d’avant l’expansion du néolibéralisme, développé par le Conseil des Arts du Canada et le Conseil des arts et des lettres du Québec. En dépit de ses imperfections, ce système, basé sur le jugement des pairs, distribue ses contributions en fonction de la qualité des projets qu’on lui soumet et de la constance du travail accompli. Tout cela est aujourd’hui fragilisé, parce que le capitalisme remet en question toutes les interventions de l’État, mais aussi parce que l’industrie du livre ne s’intéresse qu’épisodiquement aux œuvres qui ont pu voir le jour grâce au financement public. Reléguées dans les recoins des librairies, boudées par les médias, confrontées à des ouvrages plus faciles et plus visibles, une partie des œuvres subventionnées ne se rend pas jusqu’aux lecteurs qui en ignorent l’existence.
Derrière tout cela, la liberté de choix des lecteurs est sérieusement compromise. Le dynamisme et la surprenante multiplicité de la littérature québécoise doit passer par le filtre de la commercialisation qui ne donne le droit d’exister qu’à une minorité d’œuvres, sélectionnées selon des critères arbitraires. Le lecteur ne lit plus ce qui l’attirerait spontanément, mais ce qu’on a choisi pour lui ; le système de promotion du livre n’encourage plus l’effort, mais le pur divertissement. L’abondance des livres en librairie n’est qu’une illusion. Dans le meilleur des mondes, la diversité paraît suspecte, autant que la pensée ne doit pas être trop subversive.