Privatisation des services publics
La grande concertation
par Claude Vaillancourt
En septembre 2004, certains médias nous ont fait part de la mauvaise qualité de la nourriture servie à l’Hôpital de Montréal pour enfants. Le syndicat de l’hôpital a dénoncé la compagnie Sodexho Marriott, responsable des changements dans le menu offert aux patients. Cette compagnie avait remplacé la soupe par un plat de croustilles, servait des pogos et des pizzas-pochettes, présentait aux patients des plats réchauffés et des produits pas toujours frais. Mais que faisait donc Sodexho Marriott, filiale américaine d’une multinationale française, dans un hôpital montréalais ?
Comment cette compagnie, qui gère aussi des cafétérias dans les écoles, les prisons et pour l’armée états-unienne, contre laquelle s’activent des groupes de militants aux États-Unis, s’est-elle retrouvée chez nous, au sein d’une institution qui, plus que toute autre, devrait se préoccuper de la santé de ses usagers ? Comment se pouvait-il, malgré les assurances du gouvernement canadien qui prétend ne pas ouvrir à la libéralisation les secteurs de la santé, de l’éducation et de la culture, qu’on offre à la sous-traitance un secteur aussi délicat que l’alimentation des patients dans un hôpital ?
C’est que le Canada a signé l’accord sur les marchés publics dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et ce, sans que la question ne soit débattue publiquement. Les marchés publics concernent ce qu’on appelle plus couramment les « appels d’offres ». Selon l’accord, une entreprise publique doit désormais ouvrir ses soumissions aux entrepreneurs de tous les pays qui l’ont signé — principalement des pays industrialisés —, lorsque ces soumissions dépassent un certain montant. Par les fusions municipales et les fusions des hôpitaux, des CLSC et des Centres d’hébergement et de soins de longue durée, on force la création de structures plus grandes qui permettent d’atteindre les seuils nécessaires pour des soumissions dans le cadre de l’accord.
L’accord sur les marchés publics propose à sa manière une forme de partenariat public-privé, dans un cadre particulier. On voit clairement ce qui se cache derrière ce projet : permettre à de très grandes entreprises de s’intégrer aux services offerts par les hôpitaux et les municipalités, entre autres, et réaliser de plus en plus de profits dans le très lucratif marché des services. L’attitude du gouvernement canadien, qui leur pave la route, est la même que celle du gouvernement Charest qui, par ses PPP, trouve un autre moyen, plus large, plus systématique, d’offrir nos services publics à la rapacité des entreprises privées.
L’Accord général sur le commerce des services (AGCS), qui vise à libéraliser progressivement les services dans tous les secteurs, s’intègre lui aussi à cette démarche. Il offre un cadre de négociations permanent et beaucoup plus étendu puisqu’il concerne les 147 pays membres de l’OMC. Les PPP ont l’avantage de déblayer le terrain pour l’AGCS. Si ces partenariats permettent à l’entreprise privée de s’introduire davantage dans un secteur comme celui de la santé, il deviendra beaucoup plus facile pour le gouvernement canadien d’en proposer une libéralisation plus globale et radicale lors de futurs cycles de négociations.
L’AGCS permettra aussi d’intervenir sur les cahiers de charges et les contrats négociés entre une entreprise et un gouvernement. L’AGCS stipule que les contraintes au commerce ne doivent pas être « plus rigoureuses que nécessaire ». Un cahier de charges trop contraignant, obligeant une compagnie à tenir compte de la qualité de l’environnement ou de l’universalité d’un service, pourra être modifié, et le gouvernement qui l’a conçu ramené à l’ordre. Le cas de Telmex, la principale entreprise de téléphonie au Mexique, est révélateur. À la suite de la privatisation de cette compagnie, un système de subventions croisées, établi dans un cahier de charges, permettait entre autres d’offrir un service de téléphone dans les régions reculées et peu rentables. Les États-Unis ont porté plainte contre cet arrangement sous le prétexte que « les entreprises étrangères n’ont pas à contribuer aux objectifs sociaux du pays ». Après une bataille juridique de deux ans, le Mexique a été condamné par l’organe de règlement des différends de l’OMC à retirer ses mesures de subventions croisées.
La menace qui plane contre nos services publics vient donc de partout, d’une série d’accords, d’ententes et de lois auxquels s’intègrent parfaitement les PPP. Depuis des années, le Fonds monétaire international (FMI), par ses plans d’ajustement structurel, s’est attaqué à réduire comme peau de chagrin les services publics des pays du Sud. Le Canada lui-même applique des mesures similaires en sous-finançant les programmes sociaux pour se concentrer sur le remboursement de la dette, et cela sans véritable consultation de sa population. Même l’Europe se met à la tâche. Une nouvelle directive, appelée directive Bolkestein, vise à entreprendre une libéralisation radicale de tous les services à la grandeur du territoire de la nouvelle Europe des 25. Le projet de Constitution européenne, qui sera soumis à un référendum dans quelques pays, permettra de tuer dans l’œuf la construction d’une Europe sociale et démocratique et assurer que l’Europe soit d’abord et avant tout marchande.
Partout, la privatisation semble suivre la même voie, appliquant une recette éprouvée qu’on reprend sans trop de variations. Il faut d’abord vulnérabiliser les services publics par un financement inadéquat (tout en permettant à la richesse collective d’échapper à l’État notamment par l’évasion fiscale). Devant le mécontentement des usagers, on prétend que seule l’entreprise privée pourra rétablir la qualité du service, et ce à meilleur coût. On propose un processus de privatisation en évitant toute forme de débat public (qui porte les noms de plans d’ajustements structurels, PPP, Accord sur les marchés publics, AGCS, ACI, AQNY, voir encadré). Cette privatisation sera progressive, de manière à éviter les heurts et à placer les usagers devant le fait accompli. Elle sera aussi quasiment irréversible, par un barrage de complications juridiques dressé devant un gouvernement qui aurait la velléité de reprendre en main un service privatisé. L’AGCS demeure un bon exemple de cette démarche. Les négociations dans le cadre de cet accord sont tenues secrètes. Les libéralisations sont régies par un jeu d’offres et de demandes, dans des cycles de négociations illimités. Les secteurs libéralisés sont littéralement cadenassés, tant il sera difficile pour un pays de revenir sur ses choix.
Élève zélé, le gouvernement Charest suit chacune de ces étapes dans l’établissement de ses PPP, sous le prétexte de l’amaigrissement d’un état devenu trop coûteux. Il a recours au bâillon pour passer ses lois en faveur des PPP. Il forme une agence qui attribuera progressivement et sans grande transparence de juteux contrats aux entreprises privées. Les contrats pourront avoir une durée maximale de 25 ans, ce qui empêchera un nouveau gouvernement de les renégocier si ces partenariats s’avèrent peu profitables.
Nos services publics ne sont pas parfaits, certes. Mais ils demeurent un moyen efficace de contribuer à l’épanouissement d’une société plus juste dans laquelle on conçoit qu’il faut partager la richesse collective et que tous ont accès à des droits fondamentaux (soins, éducation, culture, énergie, eau, etc). Les grandes compagnies de services, avec l’aide enthousiaste de nos gouvernements et dans le silence complice des grands médias, voudraient que ces secteurs névralgiques leur appartiennent désormais. Seule une population informée et revendicatrice pourra mettre fin à ce programme de privatisation conçu en secret, à notre insu. Il ne faudrait pas qu’une transformation aussi radicale de nos valeurs, que des changements aussi considérables dans l’organisation de notre société puissent s’imposer dans la résignation, l’ignorance ou l’indifférence généralisée.